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#2 Le souffle de l’interprétation

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Interpréter, scander, ponctuer, couper – cette série dit la part de l’analyste dans le discours qui porte son nom. Elle est aussi ouverte que disparate. Ouverte, elle peut évoquer d’autres termes qui n’y sont pas comme épingler, construire, se taire, etc. ; disparate, ces termes ne s’équivalent pas tant celui qui l’ouvre, interpréter, la domine.

Interpréter, cette notion est l’équivoque même. L’histoire de la psychanalyse montre que l’interprétation a d’abord joué de la vérité et du sens, notamment œdipien, pour rencontrer un succès fulgurant – Gide s’en amusa en la qualifiant de vague d’oedipémie[1]. Freud en resta sceptique pour amorcer, relativement vite, son fameux tournant des années 1920 avec la réaction thérapeutique négative ou encore la pulsion de mort, lesquelles mettent en évidence ce qui du symptôme résiste aux efforts pour le réduire. 

Lacan nota ensuite que ce dernier fait mieux que résister au sens puisqu’il prospère en s’en nourrissant. Le symptôme vient du réel via le traumatisme et se colore de sens pour devenir subjectivement supportable. Le sujet, vide de ne constituer qu’un effet de signifiant, y reçoit ainsi l’être qui fait son étoffe. La seule direction possible s’avèrera donc d’aller à l’inverse vers son réel soit à priver, sevrer le symptôme de sens jusqu’à ce qu’il n’ait plus soif.

Ab-sens, désens, hors-sens … quelle que soit la façon dont on note la chute du sens, l’interprétation est tombée de haut avec lui au point que Jacques-Alain Miller a considéré que notre pratique était post-interprétative[2]. La question n’est évidemment pas qu’elle disparaisse, mais s’oriente autrement. Elle n’a plus seulement à révéler une vérité inaperçue, mais aussi et surtout à la décolorer, la disperser ensuite comme feuilles d’automne dans le vent. La psychanalyse s’inspire d’ailleurs du dieu des vents quand elle souffle sur le monde, et le portrait d’Éole se retrouve partout dans le Champ freudien[3]. C’est un Éole très particulier : dessiné par Dürer, il ressemble aussi au Sade de Man Ray qui fait la couverture du Séminaire sur L’Éthique de la psychanalyse … !

À Rome, en 1974, Lacan a donné de l’interprétation une formule limpide : « À première vue, elle [la psychanalyse] semble donner un sens à ce que dit l’analysant. En réalité, l’interprétation est plus subtile, tendant à effacer le sens des choses dont souffre le sujet. Le but est de lui montrer à travers son propre récit que le symptôme, la maladie disons-le, n’a aucun rapport avec rien, qu’elle est privée de quelque sens que ce soit[4] ». Il y a donc une première vue faisant apparaître le sens, puis une seconde qui l’efface.

J.-A. Miller a montré que toutes deux résultent d’un travail, mais qui n’est évidemment pas le même. Le premier se fait comme sans y penser, sans savoir qu’on y pense, quasiment tout seul puisqu’il est le fait de l’inconscient, le second se mérite puisqu’il faut aller en analyse d’abord, et y rester suffisamment longtemps ensuite pour que puisse s’oublier ce qui nous y a mené. Autrement dit, si l’interprétation souffle toujours sur le sens, l’inconscient l’érige en autant de paravents que l’analyste devra renverser ensuite.

L’inconscient interprète autant et mieux que l’analyste, mais ce dernier se distingue d’aller à sa cause. La question n’est donc pas que la séance soit courte ou longue, bavarde ou pas, mais qu’elle se termine en ramenant le sujet, non pas au sens d’où il vient, mais à la perplexité qui fut et reste la sienne pour le faire cheminer sur les chemins de l’analyse[5]. C’est là que se loge l’opacité de sa jouissance, laquelle ne tombera en désuétude qu’à la condition, notait déjà le Lacan classique, « que soit cent fois repris ce tournant du labyrinthe, où le feu d’une rencontre a imprimé son blason[6] ».  


[1] Cf. Lacan J., « Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 749.
[2] Cf. Miller J.-A., « L’interprétation à l’envers », La Cause freudienne, n°32, février 1996, p. 12.
[3] Logo de l’AMP, de Lacan Web TV, mais aussi couverture de J.-A. Miller, Lettres à l’opinion éclairée, Paris, Seuil, 2002.
[4] Lacan J., « Entretien au magazine Panorama », La Cause du désir, n°88, 2014, p. 168.
[5] Cf. Miller J.-A., « L’interprétation à l’envers », op. cit., p. 13.
[6] Lacan J., « Jeunesse de Gide … », op. cit., p. 756.

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