#3 Du bon usage du malentendu

« L’interprétation, ça doit toujours être […] le ready-made, de Marcel Duchamp. Qu’au moins vous en entendiez quelque chose. L’essentiel qu’il y a dans le jeu de mots, c’est là que doit viser notre interprétation, pour n’être pas celle qui nourrit le symptôme de sens[1]. »

C’est ainsi qu’en 1974, dans « La Troisième », marquant la troisième prise de parole de Lacan à Rome, il définissait le but de l’interprétation, marquant son propos d’un impératif à valeur d’intemporalité : l’interprétation, ça doit toujours être le ready-made de Marcel Duchamp.

Retour à lalangue

Dans cette citation, Lacan met l’accent sur le fait que l’analyste entende. Invitation équivoque faite à l’analyste d’ouvrir ses oreilles, mais aussi de piger quelque chose à l’interprétation, de manière à ce qu’il règle ses écoutilles.

Il y a ici une valeur pleine à donner à ce mot, entendre, qui se situe à la racine de l’écoute : pour autant qu’écouter c’est « prêter attention à ce qu’on entend », cette attention se fixant est aussi celle qui fixe le sens. En revanche, le son saisi à la volée résulte de ce qui s’entend et, c’est ce son qui fait surgir l’homophonie comme le jeu de mots sur lequel Lacan insiste ici.

Jacques-Alain Miller dans « Théorie de lalangue », intervention qu’il prononce au même congrès, à Rome en 1974, indique que cette lalangue est précisément celle du jeu de mots, celle qui réside dans le malentendu : « A-t-il dit “dire” ou “Dieu” ? Est-ce “croate” ou “cravate” ? “Wast ist das” ? L’homophonie est le moteur de lalangue[2]. » Dans l’interprétation : entendre quelque chose,c’est produire le malentendu à partir duquel l’analysant pourra s’entendre justement dire autre chose que ce qu’il croyait dire, là où à l’inverse l’écoute, pour attentive qu’elle soit, nourrit le mal-entendu et conforte l’illusion de savoir de l’analyste comme de l’analysant. Produire le malentendu brise ainsi l’évidence du « bien-entendu ».

Dans cette même intervention, J.-A. Miller, fait valoir que lalangue est « lalangue du son, lalangue supposée, celle d’avant le signifiant-maître, celle que l’analyse semble délivrer et déchaîner[3] ». Cette indication permet de déduire qu’en visant le jeu de mots, l’analyste dans son acte, vise aussi lalangue derrière la langue : en heurtant la garantie de l’Autre du langage, il isole lalangue des effets de sens inhérents à la langue et permet ainsi de situer un dire, une énonciation singulière, derrière les dits produits par la langue normée de la communication.

De la Troisième à la Première

Dans sa conférence de 1974, Lacan, revenant sur sa première prise de parole à Rome, en 1953, indique la définition de l’interprétation qu’il y livrait : « L’interprétation, ai-je émis, n’est pas interprétation de sens, mais jeu sur l’équivoque, ce pourquoi j’ai mis l’accent sur le signifiant dans la langue[4]. » Que ce soit en 1953, ou en 1974 – Lacan insistant sur la continuité introduite par l’accent mis sur le signifiant dans l’interprétation – il montre que cette dernière s’est toujours pensée à rebours du sens : en 1953, lorsque Lacan détache signifiant et signifié, oppose parole vide et parole pleine, il invite l’analyste à brancher son oreille sur le signifiant comme matière sonore et non sur le signifié. Sens et compréhension marchent ainsi main dans la main sur le sentier de la parole vide, tandis que l’interprétation se situe ailleurs.

Si le sens va de pair avec la compréhension, avec le jeu de mots c’est justement le « pas-de-sens » qui se dégage comme partenaire de l’interprétation, comme Lacan l’indique au Séminaire V. L’analyste en isolant le malentendu frère du « pas de sens » produit aussi une perte au niveau du sens (de la narration de l’analysant, de l’intentionnalité de son discours). C’est à partir de cette perte qui écorne la garantie constituée par l’Autre du langage, qu’une voie s’ouvre vers le hors-sens en faisant aussi apercevoir ce qui, dans le discours, tient du semblant. L’interprétation sur le jeu de mots est ainsi dérangement de la défense, elle ignore la distinction entre une interprétation sur le signifiant et une interprétation sur la jouissance, puisqu’elle opère sur la joui-sens.

En 1974, quelque chose se radicalise dans l’évocation du ready-made et des jeux de mots de Duchamp. Lacan lui-même a fait souvent usage du jeu de mots pour faire saisir cette perte, le sans Autre qui s’atteint quand s’épuise le jeu : faire équivoquer Nom-du-Père avec non-dupes-errent en donne toute la saveur. Le jeu de mots procède ainsi d’une subversion du sens qui atteint l’Autre, et c’est de cette atteinte que procède l’atteinte du sens. Dans « Joyce le symptôme » notamment, Lacan, en mettant le lecteur à l’épreuve de l’infinité des possibilités du jeu de mots, témoigne de ce que la richesse de la langue fait aussi sa vanité. Et cela pourrait durer « l’étournité ».

Quid du ready-made ? Outre le goût de Duchamp pour le jeu de mots – Marcel Duchamp devenant à l’occasion « Marchand du sel » –, le ready-made, qui érige un objet quotidien en objet d’art en le privant de sa destination, a aussi partie liée avec le sinthome. Il coupe le lien d’équivalence entre signifiant et signifié, épingle, à partir du vidage de sens, le signifiant asémantique qui vaut lettre de jouissance. Tout comme l’urinoir démis de ses fonctions et élevé au rang d’objet d’art, le symptôme est aussi démis de ses fonctions lorsque son utilité (faire souffrir) s’épuise à mesure que le sens s’en déchiffre jusqu’au point de butée : celui de l’indéchiffrable. Consentir à ce qu’il y ait de l’indéchiffrable marque aussi une perte, un deuil, qui s’appuie justement sur les « tours du dit », du sens déjoué au sens épuisé. De l’utilité du symptôme à la signature du reste sinthomatique, comme de l’objet utile au ready-made : c’était « déjà là », mais ça n’a plus la même valeur.


[1] Lacan J., La Troisième, Paris, Navarin, coll. La Divina, 2021, p. 32.
[2] Miller J.-A., Théorie de lalangue, op. cit., p. 88.
[3] Ibid.
[4] Lacan J., La Troisième, op. cit.,p. 25.

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