#5 L’interprétation analytique, un mode de dire pour savoir lire

La psychanalyse est un art de l’interprétation[1], dit Freud, ce qui la distingue d’autres pratiques de parole réduites à l’écoute. Mais qu’a de singulier l’interprétation analytique, et en quoi réside son efficace ? Elle n’est ni une herméneutique, ni une exégèse, ni ne vise à expliquer. Si elle était du côté du sens seul, elle ne serait qu’un dit de plus rajouté au texte du sujet. L’interprétation est analytique pour autant qu’elle est d’abord un dire.

Freud envisage l’interprétation comme déchiffrage et en précise les ressorts langagiers (condensation, déplacement). Rêve, acte manqué, mot d’esprit et symptôme sont autant de messages chiffrés qui s’interprètent. Toutefois, il fait d’emblée le constat d’une limite du déchiffrage, à propos du rêve. Le rêve comporte « un endroit où il est insondable, une espèce de nombril qui le met en connexion avec ce qui ne peut être identifié[2] ». Devant cet ombilic, trou du refoulé primordial, l’interprétation tombe en arrêt. Dans Au-delà du principe de plaisir, en 1920, Freud montrera que la compulsion de répétition met pour partie en échec le déchiffrage du symptôme. Puis, dans Analyse avec fin et analyse sans fin, il dira que l’analyse, du fait du roc de la castration, est un processus infini. L’art de l’interprétation comme déchiffrage se heurte à un réel, impossible à résorber par le sens.

Avec Lacan, l’interprétation n’est pas seulement déchiffrage. Si l’inconscient est structuré comme un langage, ce qu’attestent les formations de l’inconscient, il est aussi réel. L’interprétation vise, in fine, la jouissance. Le symptôme, outre sa face signifiante, présente un versant de jouissance, hors-sens. Il est ce que le sujet a de plus réel, ce par quoi il jouit. Lacan propose que l’interprétation rase le sens : « non pas comprendre, piquer dans le sens, mais le raser d’aussi près qu’il se peut[3] », car le sens nourrit le symptôme. Il s’agit au contraire de l’assoiffer. Le Witz en donne le modèle. Avec la même fulgurance, « l’interprétation doit être preste pour satisfaire à l’entreprêt[4] ». Elle visera d’autant plus juste qu’elle sera agile, brève et non explicative. Coupure, ponctuation et scansion l’indiquent. L’interprétation a l’élégance pressée de l’éclair et la précision de la flèche pour, avec une économie de moyen, viser la jouissance opaque au sens.

L’interprétation se distingue ainsi par son tranchant, terme que Lacan emploie lorsqu’il dit de l’analyse qu’elle préserve le tranchant de l’énonciation de l’oracle[5]. Interprétation et oracle sont deux modes de dire qui ont en commun la brièveté : « Expliquer, c’est déplier, et l’oracle est quelque chose de replié. […] la parole qui s’explique est condamnée à la platitude[6] », dit J.-A. Miller. Dans « L’étourdit », Lacan qualifie d’apophantique le dire de l’analyse. Là est son efficace[7]. L’interprétation affirme et ne (se) démontre pas. Elle est apophantique « au-delà de la scission du vrai et du faux. C’est bien par ce biais qu’elle s’apparente au mode poétique de l’énonciation[8] », dit J.-A. Miller. Pour la poésie, la question du vrai et du faux est en effet sans pertinence. Si l’interprétation est un simple dit qui explique, elle devient banale et tombe à plat. Au contraire, la faire brève et rare, lui préserver une part d’opacité, c’est la rendre affine au réel qu’elle vise. Oraculaire, apophantique, poétique, l’interprétation porte donc en tant que dire.

Lacan situe les effets de l’interprétation au niveau de « la stimulation qu’elle apporte dans l’inventivité du sujet, je veux dire de cette poésie dont j’ai parlé tout à l’heure[9] ». Il mentionne le terme grec de poïesis qui fait de la poésie une fabrication, un faire. L’interprétation stimule, chez le sujet, une inventivité. Si le modèle est le Witz, l’effet est à situer du côté du jeu dans la langue et d’un desserrement entre signifiant et signifié – ce dont pâtit le sujet, malade du sens. L’interprétation qui porte sur la matérialité du signifiant et sur l’équivoque a chance de décoller du sens. L’analyste, à cette fin, se fait poète, ce que dit Lacan : « Le minimum, ce serait que les psychanalystes s’aperçoivent de ce qu’ils sont poètes[10] » car « il n’y a que la poésie […] qui permette l’interprétation[11] ».

Notre époque est plus à la justification et à la prose qu’à l’oracle et à la poésie. La science impose le régime de l’explication. L’interprétation en psychanalyse est un dire qui peut ponctuer, scander et couper dans le bavardage. En cela, elle permet l’édition du texte du sujet. Elle est un dire qui vise à savoir lire.


[1] Deutungskunst, en allemand.
[2] Freud S., L’Interprétation du rêve, trad. Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Seuil, 2010, p. 149.
[3] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 526.
[4] Ibid., p. 545.
[5] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 13.
[6] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Un effort de poésie », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 13 novembre 2002, inédit
[7] Cf. Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, op. cit., p. 490.
[8] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Un effort de poésie », op. cit., cours du 4 décembre 2002, inédit.
[9] Lacan J., Le séminaire, livre XV, « L’acte analytique » (1967-1968), leçon du 29 novembre 1967, inédit.
[10] Lacan J., « Place, origine et fin de mon enseignement », Mon Enseignement, Paris, Seuil, 2005, p. 60.
[11] Lacan J., Le séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 10 mai 1977, inédit.

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