Le titre des 53e Journées de l’École de la Cause freudienne met l’accent à travers sa suite de verbes d’action sur les modalités de l’acte analytique, pris dans les spécificités de l’orientation lacanienne. Cet acte est condition du sérieux de la pratique de la psychanalyse et de son éthique. Ses effets thérapeutiques en dépendent. Il n’y a pas d’écoute analytique sans interprétation, comme nous le rappelait récemment Jacques-Alain Miller [1].
Freud reprend à son compte le proverbe « le lion ne bondit qu’une fois [2] » au sujet de l’acte analytique lorsqu’il commente les difficultés rencontrées dans la cure de l’Homme aux loups. En effet, après quelques années d’analyse et un allègement symptomatique obtenu, Sergueï Pankejeff est satisfait du point où il est arrivé et la cure piétine. Freud explique alors avoir eu recours à une manœuvre de transfert consistant, pour déjouer la résistance à l’œuvre, à annoncer un terme à la cure fixé dans un an. Par ce « moyen technique violent » (termes de Freud), l’analyste a permis une relance du travail. L’image saisissante du lion bondissant révèle à la fois des coordonnées temporelles, la nécessité logique, la dimension de franchissement de l’acte et pose la question de ce qui l’oriente, en particulier dans l’interprétation.
L’acte analytique répond pour Freud à un moment opportun, difficile à évaluer, pris dans le transfert, qui se doit d’être saisi. « L’interprétation doit être preste [3] », elle demande agilité et promptitude. Lorsqu’un signifiant S1 se présente, lesté du poids de la jouissance qu’il charrie, l’intervention de l’analyste ne laisse pas le temps au S2 de s’y adjoindre, ni au discours courant de le recouvrir. S’orientant du hors-sens, il n’attend pas que le sens se forme, pas plus qu’il n’abonde sur le versant de la signification : « le psychanalyste interprète. [Il] ne traduit pas, il n’explique pas, il dit […] et c’est par là qu’il opère [4] ». Contrairement aux pratiques de psychothérapie, ce n’est pas un exercice de reformulation, pas plus qu’une révélation du sens. « Ce n’est pas […] une demande d’acquiescement [5] » au savoir de l’analyste adressée à l’analysant. Son intention n’est pas inscrite dans une visée adaptative ou de réconciliation.
Ce surgissement comporte une dimension de surprise. L’interprétation est corrélée au silence de l’analyste pour qu’elle revête cette dimension créationniste : « il faut que la parole soit rare pour qu’elle puisse porter [6] ».
L’interprétation est toujours singulière, sans norme ni standard. Elle n’en est pas pour autant ouverte à tous les sens : « L’herméneutique, c’est l’interprétation à tout-va sur des symboles qui sont censés pouvoir la nourrir à l’infini et être en eux-mêmes inépuisables. On sait avec quelle détermination Lacan s’est opposé à [cette] conception [7] ». Le point qu’elle vise est de permettre au sujet d’entrevoir à quel signifiant traumatique il est assujetti.
Lors de ce « bondissement », l’analyste est dans son acte, qui le dépasse. Sa présence, son je suis sont conditionnés par un je ne pense pas. Toute pensée ouvre l’inconscient, « dans son acte, [l’analyste] s’efface […] il retient sa volonté de penser, et reste sa présence [8] ». Celui qui a à penser, à mettre en train ses associations, c’est l’analysant. Cela demande aussi à l’analyste de « ne pas être inhibé par l’angoisse d’enfreindre les règles [9] » comme nous le rappelle Clotilde Leguil au sujet de la série In Treatment.
Quant aux effets de l’interprétation, ils sont incalculables. Si toute parole de l’analyste est en soi une interprétation, sa portée se mesure à ses effets. Ils peuvent être repérés dans l’après-coup de ce que l’analysant peut en dire ou dans le travail de contrôle de l’analyste.
Il y a donc une mise en tension entre cette dimension de l’acte qui relève de la création, du saut dans l’inconnu et la responsabilité de penser la pratique dont Lacan, même s’il a pu dire qu’elle n’avait pas besoin d’être éclairée pour être opérante, nous invite à la plus grande rigueur quant à son repérage.
[1] Cf. Miller J.-A., « L’écoute avec et sans interprétation », prononcé le 15 mai 2021 et mis en ligne le 2 juillet 2021 sur la chaîne Youtube Lacan Web Télévision.
[2] Freud S., « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin » (1937), Résultats, idées, problèmes, tomeII, Paris, PUF, 1985, p. 234.
[3] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 545.
[4] Miller J.-A., « Est-il normal… ? », épisode du 2 juin 2005 émis dans le cadre d’une série d’interventions intitulée « Histoires de… psychanalyse », diffusée sur France Culture et disponible sur internet.
[5] Miller J.-A., « L’Orientation lacanienne. 1, 2, 3, 4 », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 6 février 1985, inédit.
[6] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 11 mai 2011, inédit.
[7] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. 1, 2, 3, 4 », op. cit., cours du 5 décembre 1984, inédit.
[8] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », op. cit., cours du 30 mars 2011, inédit.
[9] Leguil C., In treatment. Lost in therapy, Paris, PUF, 2013, p. 204.