Axe 7-Phrases marquantes réduites, ébauchées, itératives dans l’autisme

Lacan importe dans le champ analytique la notion linguistique d’holophrase non sans lui faire subir, au préalable, un traitement synchronique. À ce titre, l’holophrase peut être considérée comme une des opérations de base du signifiant, à côté de la métaphore et de la métonymie. À l’inverse de ces deux opérations qu’articule la chaîne du signifiant, l’holophrase résulte d’un autre état du signifiant, non dialectisable, le signifiant-tout-seul, celui qui n’ouvre pas à la substitution signifiante.


Effets de signification et effets de jouissance
En tant qu’opération signifiante, l’holophrase ne peut être saisie sans cette distinction de deux états du signifiant1, c’est-à-dire sans la prise en considération de l’action du signifiant à la fois dans le symbolique, en tant qu’il a des effets de signification, et dans le réel, en tant qu’il a des effets de jouissance2.
En effet, à la différence de la linguistique, la psychanalyse considère que le signifiant est incarné, c’est-à-dire qu’il a des effets dans le réel, du corps, de la jouissance.
Jacques-Alain Miller avance, à propos de l’autisme, un « statut natif du “sujet”3 », conduisant à poser la question de la sortie de l’autisme de façon plus large que pour les seuls enfants autistes, tel un passage obligé, pour instaurer le dialogue. À partir du S1, de lalangue, un choix se distingue pour un mode de jouissance autre.


L’entendre : une altérité
Lacan interroge, en 1977, la notion d’Autre. Il évoque alors la barre qui le rompt : « L’analyse à proprement parler énonce que l’Autre ne soit rien que cette duplicité. Il y a de l’Un, mais il n’y a rien d’Autre. L’Un, je l’ai dit, dialogue tout seul, puisqu’il reçoit son propre message sous une forme inversée.4 »
Il indique ainsi qu’il existe un autre statut de l’interprétation que l’ajout d’un S2, l’objet, l’acte ou la lettre, c’est le S1 répété. Car « l’entendre » de la parole, avec le message inversé, suffit à conférer une altérité au soliloque compatible avec l’inexistence de l’Autre. Parler tout seul, mais en présence d’un Autre prêt à entendre, est ce qui produit du symbolique, du symbolique là où il n’y en avait pas.
Lacan souligne qu’entendre fait partie de la parole et le registre de la perception auditive, celui de l’appareil récepteur, se distingue de l’entendre. Interrogé en 1975 sur un éventuel déficit de l’entendre chez l’autiste, il pointe : « Ils n’arrivent pas à entendre ce que vous avez à leur dire en tant que vous vous en occupez. […] Mais enfin, il y a sûrement quelque chose à leur dire5 ».


Le trou : écriture du code
Robert a dix ans à son arrivée à Nonette. Je note les troubles de la personnalité chez ce garçon mutique dont la mère me confie : « On lui a coupé le fil sous la langue pour le faire parler. On lui a fait des tests pour savoir s’il n’était pas sourd. Finalement, les médecins ont dit qu’il était débile mental. » Face à son enfant qui émet sans cesse de petits cris stridents, cette mère a peur qu’il ne parle pas. Elle est envahie par un sentiment de culpabilité lorsqu’elle est séparée de lui. Cependant, elle insiste pour dire que Robert lui parle avec les mains, si bien que son discours à propos de son fils évolue.
Dans la suite de ce virage maternel, Robert prend progressivement une certaine valeur, et ce, grâce à une activité à laquelle il s’adonne avec une constance discrète : la peinture.
Robert m’a toujours marqué, dans le sens de ne pas savoir comment m’y prendre avec lui, car c’est lui qui dirige, si on le suit. Il a toujours une façon de me renvoyer dans les cordes de manière figée avec ses petits soubresauts incessants, comme une sorte de corde à linge qui se met à vibrer, un vibrato, une pure sonorité, un son. Là s’opère un franchissement marqué par l’évanescence de l’Autre. Il a aussi une façon de vous mettre sous le nez ce que vous vous obstinez à ne pas voir comme ces taches colorées sur la peau qui vont et viennent discrètement.
Nous en sommes encore à la défense du sujet quand une éducatrice, en vient à parler d’un pull troué par Robert. Elle ne sait pas si on doit le jeter, lorsque, le pull mis à la lumière, une valeur d’écriture s’ébauche : « Des trous comme des chiffres, du morse, un langage codé, des perforations qui font de la dentelle, de la musique », dit un participant à la réunion.
Robert perce cette enveloppe corporelle d’un geste furtif qui rappelle celui du prélèvement des cheveux par ses petits camarades. Ce pull a un usage exclusif à Nonette ; il ne l’emporte jamais chez sa mère.
Avec ses trous, l’enfant met en œuvre une écriture dont nous ne connaissons pas le code, sans Autre, véritable énigme du corps parlant.


1 Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Ce qui fait insigne », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 21 janvier 1987, inédit.

2 Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 127 & sq : « Yad’lun ».

3 Miller J.-A., « S’il y a la psychanalyse, alors… », La Petite Girafe, n°25, juin 2007, p. 8.

4 Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 10 mai 1977, Ornicar ?, n°17-18, printemps 1979, p. 18.

5 Cf. Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », La Cause du désir, n°95, avril 2017, p. 17.