Dans le chapitre II de « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » intitulé « Quelle
est la place de l’interprétation ? [1] », Lacan fait allusion, en référence à un article de
Georges Devereux, à une célèbre expérience évoquée par Merleau-Ponty dans la
Phénoménologie de la perception, qu’il reprendra six ans plus tard dans son Séminaire XI [2], au
sujet du tableau, de l’œil et du regard. Il s’agit de l’expérience de Gelb et Goldstein de
projection de lumière blanche sur un disque noir en mouvement : le faisceau lumineux
devient « un solide blanchâtre dont le disque constitue la base. Si nous plaçons un morceau
de papier blanc en avant du disque “dans le même instant nous voyons le disque “noir”, le
papier “blanc” et l’un et l’autre violemment éclairés” [3] ». G. Devereux, indique Jacques-
Alain Miller, « s’était servi des phénomènes perceptifs mis en valeur par la Gestalt théorie en
disant qu’une interprétation était comparable à cet élément supplémentaire dont l’ajout fait
surgir une nouvelle forme. Lacan [ajoute-t-il] dit que c’est touchant parce que l’interprétation
n’est pas du registre imaginaire, mais […] symbolique : une interprétation, c’est un signifiant
supplémentaire [4] », soit « l’ajout d’un élément […] à un ensemble de traits illisibles [pour
faire] apparaître une figure significative [5] » : ici, logique de l’interprétation s’entend comme
bouclage de l’essaim par un signifiant.
Quelques lignes plus loin dans « La direction de la cure », au sujet du célèbre exemple de
l’Homme aux cervelles fraîches, le patient de Ernst Kris, Lacan indique ce qu’il eût fallu lui faire
entendre : « Ce n’est pas que votre patient ne vole pas, qui ici importe. C’est qu’il ne… Pas de
ne : c’est qu’il vole rien. [6] » Lacan indique qu’il aurait fallu lui faire entendre ce signifiant
supplémentaire, mais pas sans cette subtile torsion de la grammaire. Non pas qu’il ne vole
rien, mais qu’il vole rien : pas de ne, pas de négation, manière de faire sentir le statut positif
singulier de ce signifiant qui touche à l’objet et au mode de jouir de ce sujet.
Deux ans plus tard, dans L’éthique de la psychanalyse, Lacan indique, dans le chapitre « De la
création ex nihilo » – et l’interprétation peut bien avoir ce statut – qu’« il y a identité entre le
façonnement du signifiant et l’introduction dans le réel d’une béance, d’un trou [7] ».
On pourrait dire que le façonnement de l’interprétation, si ce terme à un sens, lors de l’ajout
d’un signifiant supplémentaire à titre de bouclage du sens, est une opération subtile qui laisse
chance à l’introduction, par le (+), d’un (-), en donnant un aperçu non seulement sur le
manque-à-être, le malentendu, mais aussi sur cette béance susceptible d’accueillir le plus-de-
jouir. Dans le meilleur des cas, cette création ex nihilo de l’analyste que peut être
l’interprétation « se trouve coextensive de l’exacte situation de la Chose comme telle [8] ».
Bouclage peut donc conduire aussi bien logiquement à coupure.
[1] Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 592.
[2] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 99.
[3] Merleau-Ponty M., Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 355.
[4] Miller J.-A., « Conversation sur les embrouilles du corps », Ornicar ?, n° 50, 2003, p. 238.
[5] Ibid., p. 237.
[6] Lacan J., « La direction de la cure… », op. cit., p. 600.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, « L’Éthique de la psychanalyse », texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 146.
[8] Ibid., p. 147