L’effet comique de ses films muets est indéniable : il est devenu une icône de l’humour à l’échelle internationale et sa célébrité n’a été égalée par aucun autre personnage du monde du spectacle. Quel était le secret de cet art qui a fait rire enfants et adultes ?
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Freud affirmait que l’humour noir agit comme un vaccin : il permet de traiter la souffrance avec les mêmes moyens qui la provoquent. Ce type d’humour ne fonctionne que s’il provient du sujet qui vit la situation malheureuse : une situation analogue vécue par autrui nous ferait plutôt ressentir de la pitié – passion qui consiste à souffrir des maux d’autrui. Dans son livre Le Mot d’esprit et son rapport à l’inconscient, Freud conclut que les types d’humour varient selon la nature de l’émotion dont on fait l’économie au profit de l’effet comique. Nous pourrions ajouter : au profit du principe du plaisir. C’est une façon de ramener une satisfaction morbide – qui a lieu au-delà du principe du plaisir – en-deçà de celui-ci, suivant la définition que Lacan donne du plus-de-jouir en reprenant le Lustgewinn freudien (gain de plaisir).
L’humour peut donc constituer un traitement de nos peines. « Il prend la place dans la longue série de méthodes, que la vie psychique de l’homme a déployées pour échapper à la contrainte de la souffrance, série qui commence avec la névrose, culmine dans la folie, et dans laquelle il faut inclure l’ivresse, l’absorption en soi-même, l’extase1. » Et Freud ajoute : « L’humour reçoit de cette relation une dignité2 ». L’humour se rapproche ainsi de la sublimation. Nous pouvons établir un lien entre cette dignité accordée à l’humour et la proposition de Lacan sur la psychanalyse qui tient sa dignité de la prise en compte du non-rapport : puisqu’il est impossible d’écrire la relation entre les sexes, il est possible de vivre dignement en tenant compte de cette impossibilité3. Car le comique trouve son ressort dans l’existence du non-rapport.
Surprise
Dans les films de Chaplin, dans les mésaventures de son looser, le ratage prend le pas sur la réussite tout comme dans l’amour, où la rencontre a lieu sur fond de non-rapport. Alors que, dans The immigrant, Charlot traverse l’Atlantique pour rejoindre l’Amérique dans des conditions épouvantables et qu’il n’y a qu’une ration pour deux à manger, il cède sa demi-portion à l’élue de son cœur. De durs évènements ont jalonné la vie de cet artiste si bien que dans son autobiographie, les évocations de la tristesse foisonnent : il y parle, par exemple, de « sa profonde mélancolie et de sa solitude4 », de « tristesse poignante5 », d’une « tristesse qui était dans l’air6 » et « de la combinaison du tragique et du comique7 ».
Ainsi que Freud le pose dans Le Mot d’esprit et son rapport à l‘inconscient, le plaisir préliminaire nous prépare au plaisir final qui surprend. La surprise est par ailleurs définie par Lacan dans Les Quatre concepts de la psychanalyse comme « ce par quoi le sujet se sent dépassé, par quoi il en trouve à la fois plus ou moins qu’il n’en attendait – mais de toute façon, c’est, par rapport à ce qu’il attendait, d’un prix unique8 ». L’humour est donc un traitement de l’affliction en ce qu’il arrache à l’affliction un plus de satisfaction.
Le non-rapport
Les formations de l’inconscient, ce sont justement des ratages du point de vue du discours conscient. Ce ratage est un nom du non-rapport. Au niveau de l’inconscient, il se rapporte au Un qui l’incarne. Le savoir inconscient comporte toujours une faille que rien ne pourra venir suturer : le sexe est impossible à savoir.
Le rire se produit justement au niveau du manque constitutif de l’inconscient : l’Un. Rappelons la bifidité de l’Un9 tel que Lacan l’indique dans le Séminaire XIX, …ou pire. Premièrement, il y a l’Un-tout-seul. Le non-rapport sexuel qui fait trou. Il compte en tant qu’un Un, puisque c’est l’Un du réel. Deuxièmement, il y a l’Un comptable, l’un qui se compte, qui est celui qui prend place dans la suite des nombres. Au-delà de cette suite, il y a toujours, en toile de fond, le premier, l’Un de l’ensemble vide, l’Un du non-rapport qui noue les partenaires du lien social et du couple. C’est le rond de ficelle, « la plus éminente représentation de l’Un, en ce sens qu’il n’enferme qu’un trou10 ».
De la même façon que pour la contingence de la rencontre, le Witz permet que quelque chose s’écrive sur fond de non-rapport, là où il n’y a pas d’inscription possible. L’humour traite donc un réel, le réel de l’Un qu’il n’y a pas, et il le traite par la surprise en le faisant surgir sur fond d’inexistence. C’est cela qui provoque le rire.
Les Temps modernes nous montrent un Charlot employé d’usine qui doit ajuster des boulons à la chaîne. Mais le contremaître vient lui dire d’accélérer le rythme et le tapis avec les boulons défile à toute vitesse. Les gestes de Charlot deviennent automatiques et l’amènent lui-même sur le tapis des boulons qu’il serre. Un collègue le rattrape, mais alors qu’il est appelé ailleurs, Charlot passe sur le tapis à l’intérieur de la machine. Totalement obsédé par le serrage des boulons, il continue à les serrer autant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la machine. Il tente même d’ajuster les tétons ou le nez d’un autre employé, jusqu’à l’arrivée d’une femme, habillée d’une jupe grise et des boutons noirs, ayant la même forme que des boulons. Les spectateurs rient un peu, signe du plaisir préliminaire du Witz. Charlot la poursuit afin de lui ajuster aussi ses boutons… Dehors il continue à visser les boulons d’un arroseur. Apparaît alors une femme bien portante, avec une robe blanche et de beaux boutons noirs, ressemblant aux boulons ! Notre rire est déjà irréfrénable, car nous anticipons son intention de lui ajuster également ses boutons, avant même qu’il l’atteigne.
Autrement dit, lorsque Charlot ajuste les boulons à grande vitesse, on le voit confronté à la série des uns qui se comptent, un boulon derrière l’autre.
Cela se répète au moment de l’apparition de la femme en gris, provoquant un plaisir préliminaire, jusqu’au dénouement avec la femme en blanc qui aboutit au plaisir final. Cela correspond au surgissement de l’Un qui ne se compte pas sur fond d’inexistence, car il est hautement improbable qu’une femme habillée de la sorte passe à ce moment précis dans la rue et que quelqu’un d’obsédé par les boulons soit muni d’une pince et veuille ajuster des boutons !
Heureuse contingence où une rencontre impossible semble se produire. Cela nous amène à dire que l’accumulation des ajustements arrive à son acmé – tout comme le mot d’esprit – au point de l’Un du non-rapport. À la fin de cette scène, Charlot, qui a commencé par être un engrenage de plus dans la machine, finit par arroser tout le monde avec de l’eau, prenant le contrôle de l’usine comme s’il était le vrai patron. Véritable triomphe de la joie sur la tristesse de son existence, venant sublimer sa condition sociale et son enfance misérable.