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Chirurgie lacanienne

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La séance psychanalytique conçue par Jacques Lacan se caractérise par la suspension sur un point précis. Pratiquer une coupe, évoque le changement de plan au cinéma qui fait rupture dans la continuité du film [1], ainsi que la coupure médicale qui enlève un corps pathogène. Comparaison chère à Freud qui associait déjà la tâche du psychanalyste à celle du chirurgien, supposé opérer en se passant de ses affects [2]. S’il a insisté sur le tact nécessaire à l’opération analytique – qui est en elle-même coupure ‒, c’est qu’il est une neutralisation des sentiments. Avec Lacan, cette métaphore s’élargit à la tâche du chirurgien qui pratique une bonne coupure, une coupure salutaire, dont le tranchant est précis et affûté.

Au long de l’enseignement de Lacan, la coupure prend des accents différents : d’abord liée à l’action du signifiant, où la signification est déterminée par l’arrêt de la phrase, ensuite dégageant l’objet du désir, pour finalement mettre en lumière l’objet de jouissance. La suspension de la séance dégage non seulement « la parole qui dure [3] », mais s’accorde « avec une réalité qui est dure [4] », comme le dit Lacan à Paul Lemoine, son analysant, qui en expérimente l’efficacité [5]. Incision qui atteint la réalité fantasmatique à l’origine de la répétition du symptôme, pour toucher au réel. Ainsi, dans un exemple de sa propre clinique : par « ce qu’on a appelé nos séances courtes, nous avons pu faire venir au jour chez tel sujet mâle, des fantasmes de grossesse anale avec le rêve de sa résolution par césarienne, dans un délai où autrement nous en aurions encore été à écouter ses spéculations sur l’art de Dostoïe[v]ski [6] ». « Car [l’analyse] ne brise le discours que pour accoucher la parole. [7] » Couper au bon endroit rend à la parole sa précision et révèle les marques indélébiles sur le corps du sujet.

Afin de saisir le point d’insertion du signifiant dans le réel à partir des surfaces corporelles qui lui sont offertes, Lacan évoque la paire des ciseaux, l’un des premiers outils dont l’homme s’est servi comme un prolongement de son corps. Les « accents sémantiques » sont au rendez-vous : « qu’il se coupe, comme on dit, qu’il essaye d’y couper. Tout cela est autrement à rassembler autour de la formule fondamentale de la castration : « on t’la coupe ! » [8] ».C’est ce qu’on lit dans le Séminaire La logique du fantasme : « quant au signifiant, c’est-à-dire la structure, une surface, par exemple, n’a pas d’autre support que le trou qu’elle constitue par son bord,[…] il n’y a d’autre support du corps que le tranchant qui préside à son découpage [9] ». La surface du premier enseignement ‒ rivée au signifiant ‒ a muté de place : elle est liée à la surface du corps qui est, chez le parlêtre, trouée. Ces trous que le langage découpe deviennent le siège d’une satisfaction qui échappe toujours et qu’on tente irrémédiablement de récupérer. Le « tranchant qui préside à son découpage » évoque la rencontre du tranchant du verbe et de la surface du corps, avant qu’il ne soit perforé – découpé – par la demande maternelle. En tranchant, on coupe, on sépare, on interrompt, voire on résout. Trancher, à la fin d’une séance, revient à interrompre le flux de paroles, pour décider du sens, voire pour le faire déconsister, pour faire des rapprochements inédits, pour renouer autrement le nœud que nous sommes. La coupure de la séance est chirurgicale, mais une chirurgie à petites touches.


[1] « Une coupe est un changement de plan. Elle marque une rupture dans la continuité du film. » Lexique disponible sur le site devenir-réalisateur.com (https://devenir-realisateur.com/lexique/).
[2] Cf. Freud S., « Conseils aux médecins sur le traitement analytique », La Technique psychanalytique, Paris, PUF, 1989, p. 65.
[3] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 313.
[4] Lacan J., « De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité », Scilicet, n1, Paris, Seuil, 1968, p. 54.
[5] Cf. Leguil F., « De la nature du consentement des analysants aux séances courtes », La Cause freudienne, no 46, octobre 2000, p. 54.
[6] Lacan J., « Fonction et champ… », opcit., p. 315.
[7] Ibid., p. 316.
[8] Lacan J., Le Séminaire, livre IX, « L’identification », leçon du 30 mai 1962, inédit.
[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La logique du fantasme, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2023, p. 331.

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