On n’imagine pas combien il faut d’esprit pour n’être jamais ridicule1.
Chamfort
Point de « je » dans cet ouvrage, mais un « nous » ; il désigne le couple de l’auteure et d’une amie de jeunesse, ainsi que « nous », aussi, qui lisons L’Atelier des poussières, de Marianne Alphant2. Les poussières dérivent de la création divine, dont nous, poussières de poussières d’Adam, avons hâte de savoir par qui elles arrivent, ce qu’elles furent et ce qu’il advient d’elles aujourd’hui.
L’auteure, érudite, a lu ce qui jusqu’ici s’est écrit sur le sujet avant de faire sien pour le scruter l’objet pulvérulent : d’une part, il se diffracte à l’infini en minuscules particules insaisissables et, d’autre part, se regroupe selon les intérêts, les manies ou les phobies de chacun. Ce faisant, M. Alphant démontre que parler des poussières est un art ; il consiste à recenser, identifier, décrire et qualifier les manières de s’adonner à la joie de l’étude en s’accommodant à son objet, en faufilant les points de vue et témoignages, de la femme de chambre, du valet ou de la servante à situer dans la féroce hiérarchie des domestiques, pour bien dire qui commande et distribue les emplois du balai et du chiffon, sans négliger l’évolution matérielle des instruments propres au ménage à travers les siècles. L’exercice est périlleux, l’aspect insignifiant de l’objet ferait douter de son utilité, voué qu’il est aux surfaces, ce que ne démentent pas les techniciens auxquels est dévolue la tâche illimitée de le faire disparaître. Mais les surfaces n’ont rien de superficiel, et M. Alphant les caresse et les polit avec une jubilation mélancolique3.
Constance et variations des poussières
Elles sont de tous les âges. Au commencement, la grande explosion, et son avatar : la poignée de poussière d’étoiles que la main de dieu humidifia pour modeler Adam, puis Ève, poussières de poussières en expansion jusqu’à ce jour, n’épargnant aucun spécimen de l’espèce vouée à ignorer ou mépriser, chasser ou étudier la poussière et condamnée jusqu’à l’ultime morsure.
Le style ironique augmente la puissance comique du différentiel4 qu’il y a entre l’infiniment grand des esprits dont les portraits incarnés peuplent la galerie dans laquelle l’auteure nous conduit et les quantités négligeables qui leur sont attachées, à savoir ce que deviennent, aux yeux de leurs maîtres et parfois pour eux-mêmes, celles et ceux qui les servent. L’adage selon lequel il n’est pas de héros pour son valet de chambre anticipe donc sur le « type du héros moderne qu’illustrent des exploits dérisoires dans une situation d’égarement5 ». Car il y a au moins égarement, sinon sortie de route, lorsque le maître n’est plus représenté que par ses manières surprenantes, ses petits défauts et ses vices, voire son mépris, dont nous savons qu’il peut être l’avant-poste d’une méprise. Mais l’art du divertissement exige que le dévoilement s’effectue dans le suspens de ce qui l’occupe jour et nuit, à savoir la pensée. La saveur en est alors décuplée. Qu’ils parlent à leurs valets6, à leurs servantes ou leurs soubrettes, les maîtres ne se voient ni ne s’entendent, secrétant à leur insu un comique inattendu, un rien choquant et d’autant plus raffiné.
« On commence avec Adam et on se retrouve avec Swift et Labiche, tout est bon pour échapper au réel7. » Ainsi, Swift à sa femme de chambre : « Quand vous êtes pressée, et vous l’êtes toujours, Madame […] vous fait courir pour un rien, sweep the dust into a corner of the room, […] leave your brush upon it, that it may not be seen8. » Quant au service de Madame, toute poussière importune servira de prétexte à la femme de chambre pour incriminer à son aise la négligence de la fille de service – la hiérarchie de la domesticité, cette redoutable « ménagerie de l’office9 », riche en toutes sortes de noms d’oiseaux ou de mammifères, plus féroce que celle des maîtres, étant spécialement délectable. Ainsi la description que sans s’exclure de l’espèce humaine Céleste fait de celui qui lui dispense un impénitent bonheur dans l’esclavage qualifié par elle-même de béatitude, prête à rire en même temps qu’à rêver :
« Tyrannie d’enfant, de grand nerveux, superstition, réalité, l’objet touchant le sol, mouchoir, papier, porte-plume, est contaminé, suspect, empoisonné, menaçant. Irradié. Mortel. […] Monsieur c’est toujours lui qui décide de tout. Voyez la question du lit : […] Céleste vous n’avez pas changé les draps – Ils ne sont pas sales, Monsieur, j’ai pensé… – Vous avez pensé ! Je vais vous dire ce que je pense, moi10. »
Ou bien :
« Monsieur était tout gai, de bonne humeur, il prend les gants blancs, les renifle. Ces gants ont été nettoyés, Céleste, allez m’en chercher d’autres. Je vous assure que non, Monsieur. Je vous dis que si, on ne fait pas nettoyer des gants, on les jette11. »
Mais il y a l’envers de la grâce donnée à Céleste, sacrifiée et sanctifiée par un nom qui vaut cent mots d’esprit. Il y a la pure négation de la Chose, à savoir la jouissance du maître :
« Juste bons à tenir la chandelle comme Joseph, un soir au Caire, forcé d’assister aux ébats de Flaubert avec la jeune Hadély parce qu’il sait quelques mots d’arabe. Reste ici, Joseph, tu traduiras ce qu’elle me dit. Faire l’amour par interprète, note Flaubert, et la mine de Joseph au milieu de tout cela12. »
Et ses sous-produits :
« Par la crasse et l’ordure, le pus, les miasmes, la soumission, la pelle et la balayette, baissez la tête et ne discutez pas […] regardez sous le lit, c’est immonde, ramassez-moi ça13. »
Que l’on ne s’y trompe pas :
« Knecht, mon garçon, allez me chercher la Phénoménologie. – Le phénol de Monsieur ? – Le gros livre sur ma table, allons, vous l’avez essuyé cent fois14 ».
Las ! il n’y a plus de Knecht à appeler à la rescousse le soir où la rencontre fortuite d’une bougie avec un mémoire sur Hegel répand ses miasmes et une fumée collante et noire gagnant toute l’école, affolant ses élèves, et au premier chef les coupables : l’auteure et son amie qui s’appliquent aussitôt à restaurer ce qui peut l’être. Ignorant tout des substances avec lesquelles elles pourront sauver peut-être le précieux manuscrit, les voilà qui compulsent fiévreusement tout ce qui leur tombe sous la main en fait de manuels, libres qu’elles sont d’être les esclaves de leur liberté, que seul vient tempérer l’art de la conversation qu’elles cultivent, non sans rire sous cape :
« À quoi est-ce que je sers ? demande Clov à son maître. – À me donner la réplique15. »
Car tel est le bel aujourd’hui où chacun n’a plus qu’à couvrir les signes de son ineffable et stupide existence d’un vêtement aux coutures lâches, assuré de n’avoir ni rémunération ni congés pour tout faire lui (ou elle)-même, avec des succès inégaux. Y a-t-il des vacances, pour les poussières ?
« Tous incompétents. Ignorants, maladroits, feignants, décalés. Des comiques ou des malheureux. Impossible de leur confier le nettoyage de notes sur Hegel, il faut le faire soi-même16. »
De l’Unheimlich qui colle à l’acte manqué au comique naïf dont le maître empêtré donne malgré lui le spectacle – Freud a marqué le pas lorsqu’il évoqua comment, s’étant égaré dans une ville étrangère et cherchant son chemin il s’était retrouvé encore et encore, dans la rue des péripatéticiennes plus ou moins respectueuses.
Surprise
Le défilé intempestif des philosophes accompagnés de leurs bizarreries s’achève. Leur ménage aura été passé au crible – on appréciera l’ironie concise de celui de Descartes : « Poussière ? Pas un grain. Le grand ménage est intérieur. La poussière appartient au passé17. » Ayant marché doucement sur la cendre domestique et survolé sans y toucher toutes les cendres, l’inventaire a fait place au tri qui tire à sa fin. L’atelier se sera meublé d’objets prélevés dans les demeures philosophiques qui ont été visitées, et, divine surprise, le divan – insolite objet du siècle18 – aura soudain pris place, in extremis, dans l’atelier19. Sauvé ? Si ce n’est franchement comique, c’est une surprise. On se prend à rêver que l’auteure s’y allonge, et qu’une petite foule de lacaniens pince-sans-rire se présente, à la queue leu–leu ; un par un, elles, ils lui demandent raison de l’usage qu’elle a de ce qu’elle sait. Sinon que diable allait-elle faire sur ce divan ?