« 9h du matin : Jacques Lacan1 » notait Roland Dubillard dans ses Carnets en marge. Par le biais de l’écriture, R. Dubillard entretenait un rapport très étroit avec la structure de l’inconscient. En tant qu’expérience, la psychanalyse fit aussi partie de son existence dans un moment précis.
La mort soudaine de la femme avec laquelle il partageait sa vie plongea R. Dubillard dans un état de profond désarroi. Le trauma, figure du réel, est un événement imprévu, insensé, une effraction qui laisse le sujet pétrifié et sans réponse. C’est un événement qui ouvre un trou, car le réseau de significations dont chacun dispose n’arrive pas à donner sens à l’imprévu. Aucun protocole ni manuel d’instruction, aucune solution prêt-à-porter ne seront d’aucun recours. À cette brèche ouverte par la mauvaise rencontre répond l’élaboration unique que chaque sujet pourra donner, dans sa solitude propre, irrémédiable.
Entre 1958 et 1959, année passée, dit-il, « dans les profondeurs2 », R. Dubillard écrit La Maison d’os, indiquant avoir projeté dans cet ouvrage « cette espèce de désarroi et d’abandon3 ». Il précisa encore : « C’est une pièce sur la mort, la mort et l’absence, l’absence des êtres et l’abandon. Surtout sur l’abandon, c’est une pièce sur des gens qui sont abandonnés4 ».
Déstructuration du langage
Dans la Maison d’os, personne n’échappe à l’abandon : une quarantaine de domestiques font tourner une maison qui s’écroule. Le Maître, mourant, tyrannique, fou et profondément seul, interroge cet intérieur chaotique, donne des ordres, râle, grogne, cherche des réponses. Il est abandonné par sa femme et par ses domestiques qui, eux aussi, sont abandonnés par leur maître qui ne leur dit plus quoi faire. Sans aucune consigne, ils savent que la fin approche, ils sont perdus : ils vont, viennent, courent partout, font tourner la maison sans direction précise.
« − Le Maître : je suis tout seul depuis combien de temps ? J’aimerais rencontrer quelqu’un avant de mourir. Tous ces gens ne sont bons qu’à ce que je leur fasse des farces. Même les morts. Je dis : même les morts !
− Cette façon de s’en aller… ce ne sont pas des gens sérieux…5 »
Les personnages et la maison sont ici déstructurés. Au hors-sens du réel rencontré, l’auteur répond par une déstructuration du langage lui-même produisant un effet comique. Car si le thème de la pièce est tragique et qu’elle a comme point de départ un drame personnel, nous voici plongés dans un univers dérisoire où le malentendu et l’absurdité font surgir le comique. Rien ne tient. Tout disjoncte, y compris le langage :
« – La Servante : Je lui demande s’il veut du poireau vinaigrette. Il me répond oui-non-oui-non !
− S’il en veut ou s’il n’en veut pas, ce n’est tout de même pas moi qui vais le savoir mieux que lui !
− Le Valet : Vous allez vous faire foutre à la porte.
− La Servante : Mais comment savoir ! Elle est raide !
− Le Valet : Du poireau vinaigrette, vous lui dites qu’il y en a. Lui, tout de suite il s’imagine qu’il y a autre chose qu’il n’y a pas, des asperges, par exemple. Vous avez l’air de lui donner le choix, mais s’il n’a que votre poireau à choisir, pas la peine de lui poser la question.
− La Servante : Mais c’est moi ! la veille ! qui lui avait demandé : Qu’est-ce que vous voulez demain, du poireau vinaigrette ? Il n’a pas été fichu de me répondre non. Ni oui, d’ailleurs, il m’a répondu : “Moins”6 ».
Pas de sens, mais des mots
R. Dubillard soutenait que La Maison d’os était sa pièce préférée : « C’est la pièce où j’ai été le plus libre, où je me suis le plus dégagé des contraintes de l’art dramatique traditionnel.7 » En effet, il n’y a plus de règles, la structure grammaticale de la phrase vole en éclats. La forme traditionnelle d’une pièce de théâtre est également déstructurée, faisant place à l’aléatoire, il n’y a pas de temps ni d’espace : les scènes peuvent être montées dans l’ordre choisi par l’interprète. Rien n’est morbide, plus aucun sens ne tient, place est laissée au hasard le plus total. Aucun psychologisme des personnages ; au contraire, l’inexplicable et l’absurde sont la toile de fond où se jouent tous les rapports.
Le pire et le comique
Le lendemain de la mort de la femme qui partageait sa vie, R. Dubillard écrivait dans ses carnets : « Doutes absurdes. Vie saturée d’absurde au point que je n’y crois pas. Incapable de tout sentiment que je ne sente imaginaire. […] Absolument rien à dire là-dessous. C’est ou ce n’est pas. Mais ce trou que la littérature ne peut décrire – tout est littérature, s’éloigne de ce trou comme par la force centrifuge. Je n’ai rien à l’échelle de cet événement, de ce néant d’événement8 ». La vie est saturée d’absurde, aucun mot pour nommer l’événement. D’un côté les mots, de l’autre le trou dont aucun mot ne pourra venir suturer la béance qui s’est ouverte. L’absurdité qui touche au drame intime s’étend à la page et l’écriture en porte la marque9. Face à ce trou qui s’est ouvert, R. Dubillard aura recours au théâtre. La Maison d’os est née dans « les profondeurs » d’un deuil qui tentait de s’élaborer, une maison faite pour déposer quelque part ce désarroi et cet abandon qui l’habitaient et d’en faire un récit, mais discontinu. « Ce qu’il faut, c’est que je m’accroche à un quelconque monde extérieur, celui du théâtre ou de la littérature par exemple10 ». La littérature et sa force centrifuge éloignent du trou. C’est une reconnaissance du pouvoir des mots face au trauma dont on ne peut rien dire, mais dont les effets sont criants11.
L’expérience psychanalytique, même quand elle n’est pas longue, invite d’emblée celui qui y consent à ne pas taire ce qui ne peut pas se dire, car ce dont on ne peut pas parler, il faut quand même, comme on le peut, en dire quelque chose. Quand on demandait à R. Dubillard de définir la spécificité de son théâtre, il répondait qu’il s’agit de « l’importance du comique, l’impossibilité de traiter un thème tragique de manière sérieuse12 ». S’il affirmait souvent partager avec Samuel Beckett une certaine parenté, c’est que le rire beckettien, comme le sien, se tient au bord du gouffre13, il naît du pire : « En face le pire jusqu’à ce qu’il fasse rire14 ».
En 1927, Freud distingue l’humour du mot d’esprit. Si ce dernier a un effet libérateur par une décharge économique suivie d’un gain de plaisir, l’humour est qualifié de « digne ». Il témoigne d’une dignité retrouvée, de quelque chose de « grandiose15 », car « l’humour n’est pas résigné, il est empreint de défi16 ». C’est le triomphe du principe de plaisir qui cherche à tout prix à s’affirmer « face au caractère défavorable des circonstances réelles17 ». Ce que Freud appelle ici une « attitude humoristique18 » constitue une réponse possible face au réel, un refus de la souffrance19. Ce n’est pas la négation du réel rencontré, mais le refus d’être englouti par l’horreur. Au trauma répond ainsi l’absurdité comique.