De lalangue au langage et retour

Enfant, le petit Michel aime à jouer avec ses petits soldats de plomb jusqu’à ce jour où, de par sa maladresse, l’un d’eux tombe. Un objet de son « monde prestigieux1 » était donc en passe d’être cassé. « … Reusement !2 », il n’en fut rien.             

Jouissance du signifiant
Dans son essai autobiographique, Biffures, Michel Leiris, nous fait entendre ce Reusement comme mot de lalangue où se révèle « la jouissance du signifiant3 », « sans nulle conscience de son sens réel4 ». Or voilà, soucieuse de lui inculquer le langage, une autre langue que la sienne, sa mère (probablement) lui apprend qu’on ne dit pas Reusement, mais heureusement ! Marqué par ce mot-phrase – parole de l’Autre trop « puriste5 » –, le petit Michel est arraché à la jouissance de sa lalangue. Dès lors, le mot devenu « chose commune » n’est plus « l’exclamation confuse qui s’échappe de [s]es lèvres […] comme le rire ou le cri6 ».

Effet de trou
Sans doute est-ce ainsi qu’il nous faut entendre qu’il ne faudrait pas que « tout non-sens […] s’annule7 ». Car, trop bien éduqué, le petit Michel devenu grand « aligne des phrases, […] accumule des mots et des figures de langage8 » et se perfectionne « dans l’art de nommer les choses9 ». Mais, tandis que les mots sont devenus « lettres mortes10 », M. Leiris aimerait se faire poète et, à l’effet de sens, conjuguer l’effet de trou11. Quand le mot se fait trop le meurtre de la chose, c’est aussi le phonographe de son enfance qui retient son attention : outre les sons, il aimait en observer « les soubresauts dont le corps même du diaphragme se serait fait le théâtre, les tirant de ses entrailles plutôt que les recevant du dehors12 ».

Dimension de lalangue
L’essai de M. Leiris nous guide vers le dernier enseignement de Lacan, qui indique que, pour porter, le dire de l’analyste se doit, par le moyen de l’équivoque, de « se replacer dans la dimension de lalangue, là où le mot est encore – pour reprendre le terme de Leiris – une chose à moi13 ». Alors, l’analyste a chance de « toucher ce qui se joue de réel dans la parole elle-même14 ».


1 Leiris M., « … Reusement ! », Biffures, Paris, Gallimard, 2010, p. 11.
2 Ibid.
3 Miller J.-A., « Théorie de lalangue » in Lacan J., La Troisième & Miller J.-A., Théorie de lalangue, Paris, Navarin, 2021, p. 89.
4 Leiris M., « … Reusement ! », op. cit., p. 12.
5 Cf. Laurent É., in Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’expérience du réel dans la cure analytique », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 10 mars 1999, inédit.
6 Leiris M., « … Reusement ! », op. cit., p. 12.
7 Schreber D. P., Mémoires d’un névropathe, Paris, Seuil, 1975, p. 155.
8 Leiris M., « Chansons », Biffures, op. cit., p. 24.
9 Leiris M., « Alphabet », Biffures, op. cit., p. 57.
10 Ibid., p. 76.
11 Cf. Miller J.-A., « En deçà de l’inconscient », La Cause du désir, n° 91, 2015, p. 97-126.
12 Leiris M., « Perséphone », Biffures, op. cit., p. 101.
13 Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. La fuite du sens », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 17 janvier 1996, inédit.
14 Malengreau P., « Interpréter motériellement », L’Hebdo-Blog, n°273, 13 juin 2022, publication en ligne.