D’où opère une phrase marquante

GHOST — Do not forget: this visitation
Is but to whet thy almost blunted purpose.
But look, amazement on the mother sits;
O step between her and her fighting soul
Conceit in weakest bodies strongest works
Speak to her, Hamlet. (III. 4)

LE SPECTRE — N’oublie pas. Cette visitation
n’a pour but que d’aiguiser ta volonté presque émoussée.
Mais regarde, la stupeur accable ta mère. 
Oh ! interpose-toi dans cette lutte entre elle et son âme ;
plus le corps est faible, plus la pensée agit fortement.
Parle-lui, Hamlet.1

« Conceit in weakest bodies strongest works, c’est à l’analyste que c’est adressé, cet appel. » C’est un appel significatif, « significatif pour nous, parce que c’est bien là qu’il s’agit pour nous d’intervenir, between her and her, c’est notre travail, cela »2, dit Lacan.

Se glisser between her and her
Oui, le travail de l’analyste est de se glisser dans cette division subjective. Si pour Lacan, le point d’appui est l’inconscient structuré comme un langage, son intuition primaire est la division du sujet. C’est cette division qui fournit à l’analyste le ressort pour mettre en mouvement la pulsation de l’inconscient. Il s’agit donc de la première ressource qu’a l’analyste pour opérer dans la cure.
Pour cela, Hamlet n’est pas tout seul. Le spectre de son père apparaît, à lui seul. Le spectre apparaît quand les objurgations d’Hamlet envers sa mère et sa dépravation vont commencer à fléchir.

QUEEN — O, speak to me no more. / These words, like daggers, enter in my ears. / No more, sweet Hamlet! (III. 4)

LA REINE — Oh ! ne me parle plus ! / Ces paroles m’entrent dans l’oreille comme autant de poignards. / Assez, mon doux Hamlet !

Malgré l’injonction du père : « Parle lui, Hamlet », qui fait pendant au : « Ne me parle plus » de la mère ; malgré : « Tu m’as brisé le cœur en deux », et l’invitation de Hamlet adressée à sa mère : « Oh ! rejetez-en la mauvaise moitié, et vivez, purifiée, avec l’autre », désormais il ne reste à Hamlet qu’à adresser à sa mère une parole qui circule entre la colère, l’ironie et la prêcherie : « Bonne nuit ! Mais n’allez pas au lit de mon oncle ; affectez une vertu, si vous ne l’avez pas ».

User du conceit
Nous pouvons situer l’injonction du père à Hamlet comme une phrase marquante. Seulement, Hamlet n’arrive pas à mettre en forme l’indication que le spectre lui donne. Ainsi la reprend Lacan : « Le “conceit”, dit donc le spectre, opère le plus puissamment dans les corps fatigués.Parle lui, Hamlet. »
Il n’est pas suffisant de parler, il faut savoir parler. Le spectre dit à Hamlet comment parler à sa mère, pour pouvoir se glisser between her and her. Shakespeare sur ce point est fort précis : c’est au conceit que Hamlet doit avoir recours.
Il faut noter que ce terme, conceit, n’est pas mis en valeur par la plupart des traducteurs. En revanche, Lacan cueille justement sa valeur bien au-delà du fait qu’il s’agisse d’un artifice rhétorique baroque en vogue dans la littérature du XVIIe siècle, qui en France atteint son zénith avec les Précieuses, l’art de recourir à l’argutie, et sera connu en Espagne sous le terme de gongorisme, en Italie sous celui du marinisme. Conceit « est justement le concetto, la pointe du style3 », précise-t-il.
Cependant, Lacan propose à l’analyste d’avoir recours au conceit non pas pour susciter la merveille, éventuellement pour des futilités ridicules, mais d’en faire usage en tant que mot d’esprit pour des finalités qui sont opératoires dans la cure.
Hamlet, quant à lui, est loin de « la pointe du style » qu’il aurait fallu tenir dans cette circonstance avec sa mère. Il est trop en proie à la rage, à la colère, à la passion aveugle, pour que son désir puisse faire fonctionner le conceit.
Opérer dans la cure avec le conceit requiert que son efficacité ne soit pas tant dans la force de ce qui s’énonce, que dans la force d’où cela s’énonce, d’où l’on parle, à savoir d’où part l’énonciation.
Si un analyste peut faire trésor de la phrase marquante que le spectre adresse à Hamlet, à savoir, en ayant recours au conceit, de se glisser between her and her, il faut quand même constater que si Hamlet n’y réussit pas, c’est qu’il est dans la condition de ne pas pouvoir porter à terme l’injonction du père. Laissons donc à Hamlet son drame et à Shakespeare sa solution. Revenons à l’analyste.

Parler depuis un vide
Si l’analyste est dans la position de Hamlet, la phrase marquante du spectre ne lui fera aucun effet. Il lui faut occuper une autre position, conséquence d’une autre phrase marquante, qui, cette fois-ci, sort de la bouche de Socrate.
À Alcibiade, qui lui chante la merveille qu’il est et qu’il a en lui, Socrate répond sèchement : « détrompe toi, examine les choses avec plus de soin, […] de façon à ne pas te tromper, ce je ούδέν ὤν, n’étant, à proprement parler, rien […] – là où tu vois quelque chose, je ne suis rien4 ». Voilà ce qui représente la position centrale de Socrate, en effet : « son essence est cet ούδέν, ce vide, ce creux, […] cette kénôsis », pour utiliser un terme néoplatonicien et augustinien.
Qu’en est-il du lieu d’où parle l’analyste ? C’est un vide de tout ce que l’analysant lui attribue, qu’il s’agisse d’un objet agalmatique ou maléfique. Mais c’est surtout un vide que l’analyste doit obtenir à partir de sa propre analyse, à partir d’un processus que Lacan qualifie – autant que je sache, une seule fois – du terme « intrapersonnel5 ». Ce processus le conduira à ce que l’on appelle la traversée du fantasme. Il s’agit pour un analyste, précise Lacan, d’être capable d’atteindre les « coordonnées » qui lui permettent « d’occuper la place qui est la sienne, laquelle se définit comme celle qu’il doit offrir vacante au désir du patient pour qu’il se réalise comme désir de l’Autre ».
En réalité, si d’un côté le fantasme est ce sur quoi s’appuie le désir d’un sujet, du côté de l’analyste, il fait obstacle à l’émergence de ce « désir inédit », noyau de ce que Lacan appelle le désir de l’analyste, qui est aussi bien ce « qu’il s’agit de vérifier : pour faire de l’analyste6 ».

1 Shakespeare W., « Le Second Hamlet », in Œuvres complètes, », trad. F.-V. Hugo, t. I, Paris, Pagnerre, 1865, p. 139-140, disponible sur internet.
2 Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière/Le Champ freudien, 2013, p. 316.
3 Ibid., p. 315.
4 Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le Transfert, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2001, p. 189.
5 Ibid., p. 130.
6 Lacan J., « Note italienne », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 309.