La spécificité de l’histoire que l’on construit en analyse réside dans le fait qu’il s’agit avant tout d’une histoire fragmentée, à l’image de la vérité, que Freud caractérisait de ne s’attraper que par bouts.
Coupures productrices
De ces morceaux d’histoire, énoncés au fil de l’association libre, le sujet va isoler des phrases dont il se souvient, qui se rappellent à lui, sous transfert. Qu’elles soient marquantes, il n’en sait rien parfois. C’est alors une interprétation de l’analyste qui peut venir à leur donner ce statut.
L’analyse est ainsi exercice d’exhaustion de telles phrases qui constituent des tournants, c’est-à-dire autant de coupures à même de produire cette histoire à l’étoffe si particulière.
Reconstitution et écriture d’une histoire dans laquelle Lacan voit, comme il l’écrit dans « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », l’essentiel du travail de l’analyse.
À ce point marquantes ?
Lacan précise que les « moyens » propres à l’expérience analytique sont « ceux de la parole » et que «ses opérations sont celles de l’histoire en tant qu’elle constitue l’émergence de la vérité dans le réel[1] ».
Les fragments à partir desquels la ou les phrases marquantes vont trouver à s’exhumer, se construire ou s’écrire, font partie du matériau au creuset duquel vient à se déchiffrer l’inconscient, que Lacan compare au « chapitre censuré » de l’histoire du sujet, « marqué par un blanc ou occupé par un mensonge[2] ».
Ces phrases marquantes sont, au cours de l’analyse, mises à l’épreuve : tiennent-elles le coup ? Sont-elles à ce point marquantes qu’elles ont pu organiser une vie ? Ou encore faire destin ?
L’analyse opère, au fur et à mesure qu’elle se poursuit, une sélection dans le matériau des phrases énoncées, de telle façon que l’histoire peut à la fin se réduire parfois à une seule phrase marquante. Une phrase marquante, qui avait au départ le statut de blason caché. Un blason caché, mais actif, que l’analyse fait passer au vestige.
Blason caché, mais actif… jadis
Pourquoi évoquer ici le blason ou le vestige ? Lacan nous met encore ici sur la voie lorsqu’il relève cette vérité que poursuit l’analysant et qui est « le plus souvent déjà […] écrite ailleurs ». Alors, faisant l’analogie entre les méthodes historique, épigraphique, archéologique ou anthropologique et la psychanalyse, il mentionne le parallèle entre les monuments et le corps, « où le symptôme hystérique […] se déchiffre comme une inscription qui, une fois recueillie, peut sans perte grave être détruite[3] ».
Qu’est-ce à dire sinon que la phrase Ça ne marche pas,voilée derrière l’abasie d’Elisabeth von R[4], est un blason caché, actif qui, verbalisé, passe au vestige ? Est-ce une phrase marquante ? Oui, en tant qu’elle a imposé sa marque sur le corps. L’histoire d’Elisabeth se résume dans ce ça ne marche pas lorsqu’elle arrive à la psychanalyse. Elle n’en sait pourtant rien, la phrase est insue et elle n’en éprouve que les effets. Ce n’est que l’écriture en analyse, et la lecture de l’analyste, qui permettent de l’exhumer d’abord, comme une inscription sur un monument, pour qu’ensuite l’on puisse dire que jadis s’élevait ici un monument dédié.
Itinéraire
Lacan poursuit son analogie avec les documents d’archives, qui sont autant de souvenirs, et les traditions « qui sous une forme héroïsée véhiculent mon histoire ».
L’itinéraire d’une phrase, du blason caché au vestige, fait donc état d’un mouvement double : celui qui va de la reconstitution de l’histoire insue à l’hystoire que l’analysant produit sous transfert. Blason actif pour l’histoire, vestige pour l’hystoire.
[1] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 257.
[2] Ibid., p. 259.
[3] Ibid.
[4] Cf. Freud S. & Breuer J., Études sur l’hystérie, Paris, PUF, 1985, p. 106-145.