« Une psychanalyse, pointe Jacques-Alain Miller, consiste finalement, pour une bonne part, à retrouver, à isoler les énoncés qui ont rendu malade un sujet, et à l’aider à les rendre inoffensifs […]. L’interprétation consiste à envoyer des missiles, des missiles de langage, calibrés pour pulvériser ces énoncés dont le sujet pâtit[1] ». Dans Encoches[2] de Karoline Buchner, un énoncé mortifiant est décoché telle une flèche qui se fiche dans la chair, et le sujet se voit vaciller au bord d’un abîme. La trouvaille de l’autrice est de signaler de telles phrases inoubliables par l’usage de l’alphabet phonétique international : « ty tla pɛt ɛ̃ pø » – « tu t’la pètes un peu ». Soulignant la part sonore de ce qui se dit, elle indique que la frappe ne tient pas à la signification.
Des trous dans le filet
Une phrase formulée par la mère du personnage Verena est, quant à elle, indiquée dans la langue maternelle, l’allemand : « so hätte das nicht sein sollen, es ist zu viel für mich allein, ich schaff’ es nicht mehr[3] ». L’effet est immédiat : l’enfant se laisse tomber du fauteuil. Mais Verena n’est pas sans ressource : elle décide résolument d’investir une autre langue, vitale, la langue française, et aussi de se nommer Vérène, pour faire tenir son corps. Elle tisse et retisse un filet « fait de tas de petits trous, [dont les] bords sont cousus entre eux[4] », comme le dit K. Buchner : « La recherche d’un bien-dire est [un] ouvrage sans cesse remis sur le métier », ce qui évoque son analyse.
Réduction
Le récit indique aussi l’absence d’un énoncé vivifiant : du père, décédé un mois pile après sa naissance, elle dit qu’il « lui est donné exactement un mois pour ne pas le connaître[5] ». Une question béante s’ouvre pour l’enfant : pourquoi l’a-t-il voulue si c’est pour disparaître aussi sec ? La narratrice opte pour l’invoquer néanmoins : « il a disparu, mais moi je le fais parler quand même ».
Si le « père est devenu vapeur[6] », elle semble néanmoins bien décidée à en faire usage. Le sortant du lot des décocheurs de flèches, elle lui prête des énoncés légers, incisifs, ironiques parfois et apophantiques[7], qui ont pour effet de dégager le sujet de son drame. Freud considérait l’humour comme un missile contre le surmoi[8].
À propos de la phrase phonétique, l’autrice note que « si on dégonfle ces énoncés, […] alors c’est un prout… »
Encoches
Interrogée sur le titre de son livre, K. Buchner souligne que « l’encoche désigne […] la marque en tant qu’elle sert de repère, [et] aussi le petit creux à l’intérieur d’un objet qui permet qu’on en emboîte un autre ». Cette succession d’encoches invite à l’analyse.
[1] Miller J.-A., « Vous avez dit bizarre ? », Quarto, n°78, février 2003, p. 8.
[2] Buchner K., Encoches, Bruxelles, La lettre volée, 2024.
[3] Buchner K., Encoches, op. cit., p. 12. Nous traduisons : ça n’aurait pas dû être ainsi, c’est trop pour moi seule, je n’en peux plus.
[4] Buchner K., intervention lors de la Soirée « Lectures de la bibliothèque » de l’ACF-Belgique à la librairie Tropismes, le 12 septembre 2024. En sont issues les citations.
[5] Buchner K., op. cit.
[6] Miller J.-A., « Le père devenu vapeur », Mental, n°48, novembre 2023, p. 13-16.
[7] Cf. Miller J.-A., « Le mot qui blesse », La Cause freudienne, novembre 2009, n°72, p. 135.
[8] Cf. Freud S., « L’humour », L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 328.