Être Charlie… Chaplin

« Le witz met en cause les solidarités qui nous sont proposées par la perception1 ».

Ré-évoquons ce film qui peut paraître obsolète2 en ces temps de dé-chaînement d’une jouissance guerrière radicale, d’une géopolitique qui a perdu toute boussole, d’un fanatisme larvé distribuant ses coups ici ou là…

À cet endroit, l’art de l’humour ou de l’ironie a du mal à répondre comme Autre qui décomplète, qui souligne la dérision par le comique, dénonce, déplace et fait limite pour incarner une autre perspective. L’implacabilité paranoïaque fait fureur avec sa particularité de ne point avoir d’ennemis ou d’opposants, mais des cibles à abattre.
La tentative de résistance par la caricature, l’incitation à rire, même jaune, de la déraison, de la haine ou de la monstruosité se trouvent gravement entravées, voire presque inadéquates. Les tigres ne sont pas en papier… L’inflexibilité barbare partout fait retour et cela fait du tort au rire. Notre époque est celle où Zazie se fait hara-kiri.
Alors, dans une sorte de repli stratégique et pour notre édification, revisitons la structure et les mécanismes de ce qui a été appelé : Le film.

Le Dictateur de Charlie Chaplin a ouvert un paradigme stylisé et réduit à sa logique essentielle ; s’agissant des dictateurs, il les concerne tous, dans le grotesque comme dans le redoutable, inséparablement liés.
Ce film est réalisé en 1938 et reste indémodable, car, dès son origine, il est en avance sur l’histoire qui s’annonce. Comme tous les maîtres du rire dans des temps sombres (Kafka, Mandelstam…), Chaplin saisit le bruit du temps ; au point que ce film fut une affaire d’État.
Dans son essai passionnant3 Jean Narboni, théoricien du cinéma et virtuose du scalpel, critique, confère à ce film une épaisseur que le burlesque a pu voiler. D’autres rares connaisseurs/commentateurs de ce film comme Hannah Arendt, le magistral André Bazin, François Truffaut, Jean-Luc Godard, permettent de restituer à ce film une place déniaisée peu aperçue. C’est la place de l’acte que Chaplin décide, dans la solitude et l’hostilité rencontrées, grâce à son obstination et à sa fortune – le prix de son désir.

D’où fait-il surgir le rire ? De ce trou qu’il aménage, occupé par un corps, celui du Barbier juif qui a lui-même un trou de mémoire ; cette « absence » lui permettra d’effacer le dictateur. Chaplin le place au centre d’une structuration serrée de références et de mécanismes qui architecturent le récit et son propos.
Il tire parti de la thèse de Walter Benjamin4 sur les transformations parallèles qu’ont subies l’acteur de cinéma et l’homme politique : tous deux sont dorénavant exposés à la technique et ont une relation nouvelle aux masses.
Il attribue un nom et un sans-nom (Hynkel/Le barbier juif), il installe un écart irréductible entre des espaces, des objets, des visages, des corps – pourtant avec le même acteur. Tantôt il enregistre l’effet matériel d’une voix off sur le corps du barbier à l’écran ; tantôt il secoue le corps du dictateur de borborygmes d’une langue frappée d’idiotisme. Tout le film contribue à la question très sérieuse de la corruption de la langue et à ce que parler veut dire5.

Par les voies du dérisoire et du ridicule Chaplin nous mène subtilement vers des réponses à valeur de leçon : il pose la question du commandement à parler contre parler le commandement. Le sujet même du film c’est le devoir de parler, au moment où ses films vont devoir être parlants ! Et c’est la première fois que Charlot parle ; son discours aux hommes renverse la harangue injonctive d’Hynkel-Hitler. L’accent de ce dernier discours où le visage de Charlie Chaplin recouvre celui de Charlot, fait dire à Godard qu’« il invente le discours-vérité »… qui n’est plus qu’une voix. On sait qu’elle se révélera vaine bien entendu dans le fracas de la guerre déjà en marche.

Dans la construction narrative, Chaplin use d’un ressort puissant ; il joue les deux personnages, du dictateur et du barbier juif, cependant que le moteur du film est la non-ressemblance. L’étrange prologue du film, écrit sur le carton en ouverture, pose cet axiome : « Toute ressemblance entre le dictateur Hynkel et le barbier juif est purement fortuite ». Découplage radical, à partir d’un même acteur, de deux mondes, celui du second venant fortuitement néantiser le premier, qui dans un gag tombe à l’eau ! Pourtant il y a cette fausse symétrie entre Hynkel et le barbier juif : Hitler/Charlot ; le dictateur et la vedette sont connus de tout spectateur. Notamment, il y a cette même moustache, qui fait pivot dans une étrange usurpation de l’être de l’autre : « Ce cambriolage ontologique repose en dernière analyse sur l’effraction de la moustache. [Il] repose sur les propriétés magiques de ce calembour pileux. Il eût été inconcevable si Hitler n’avait pas commis le premier l’imprudence de ressembler à Charlot par sa seule moustache6 ». C’est pourquoi J. Narboni souligne l’« audace [du] sort paradoxale [que fait subir Chaplin] au sentiment de déjà-vu et à la ressemblance7 ».
Le film en fait un point aveugle, le seul lieu de rupture, coupure, avec cette identification ; en « parlant de “cambriolage ontologique”, Bazin met en effet l’accent sur ce que la psychanalyse nommera “trait unaire” comme support essentiel d’identification8 ». Ainsi, au cambriolage de l’Autre, il sera opposé une opération de néantisation par l’Un. On comprend alors que le prologue initial au fronton est à lire comme le : « Toujours l’Un sans l’Autre » du film.

Chaplin interroge fondamentalement le pouvoir séparateur de la satire et à quoi tient le pouvoir de séduire et d’entraîner une masse ou un public.
Son génie comico-politique introduit à l’écran un plan de séparation entre les corps : d’un côté, le corps agité et vide du dictateur, pantin ou fantoche privé de son existence, « néantisé » par Chaplin et de l’autre, le corps du Barbier avec sa gaucherie, son ratage, son existence qui souffle l’Autre, reprend ses droits sur la moustache !
C’est une véritable guerre d’anéantissement cinématographique que mène Charlie Chaplin avec ce film (proph)éthique ; un traitement comique de l’imposture.
Le noyau du rire, dit Freud, c’est une grimace ; elle s’avère pour nous telle que Lacan y ajoute : une grimace du réel.