L’humour juif est-il du domaine de l’anti-douleur ou renvoie-t-il aux mots d’esprit ? Ne serait-il pas une façon d’aborder certains traits d’esprits spécifiques de l’Histoire juive ?
Selon Lacan, le mot d’esprit « ça consiste à se servir d’un mot pour un autre usage que celui pour lequel il est fait1 ». On le « chiffonne un peu » et c’est dans ce chiffonnage que « réside son effet opératoire2 ». Obtiendrons-nous un bon mot ? Je vous propose de revenir au célèbre mot d’esprit de Freud sur le saumon mayonnaise.
« Un malheureux, en pleurant sa misère, emprunte 25 florins à un ami riche. Le jour même le bienfaiteur le trouve attablé au restaurant devant une portion de saumon à la mayonnaise. Il lui en fait reproche : “Comment ! vous me tapez et vous vous offrez du saumon mayonnaise ! Voilà l’emploi de mon argent !” – “Je ne comprends pas, dit l’autre ; sans argent impossible de manger du saumon mayonnaise ; j’ai de l’argent, je ne dois pas manger du saumon mayonnaise ; quand donc mangerai-je du saumon mayonnaise ?”3 »
Il y a ici un déplacement : deux registres de langage s’associent, créant une incompatibilité et, de là, le rire. D’un côté, la question du créancier s’inscrit dans une logique économique qui renvoie à la moralité de la dette. De l’autre, le débiteur s’inscrit dans la logique du désir et de la satisfaction de ses pulsions.
Le rire de l’Autre atteste que le mot a fait mouche. Si le mot d’esprit surprend, c’est qu’il porte un coup, il « vous frappe4 », avance Lacan. Il existe bien un plaisir propre à l’usage du signifiant : « [C’est] le comique significatif, [celui] du signifiant et du signifié, le comique raffiné5 ». Celui-ci nécessite une structure ternaire où l’Autre, ce tiers (Die dritte Person), s’ajoute au premier personnage d’où jaillit le mot d’esprit, et au deuxième qui est moqué. Le Witz met en scène la fonction de l’Autre, ce qui fait de l’inconscient un discours en acte, entre sujet et Autre. Ce jeu à trois est ce qui distingue le mot d’esprit du comique, qui lui, se satisfait à deux.
L’effronterie du schnorrer, les histoires étonnantes de rabbin, de Dieu, de la mère juive mettent à mal les normes de la vérité et de la morale bourgeoise. S’agit-il d’une forme de subversion ? L’attitude humoristique du Witz a traversé l’histoire du peuple juif. Pour supporter les moments les plus tragiques, ses effets libérateurs face au réel sont une réponse : « Regarde, le voilà donc ce monde qui a l’air si dangereux. Un jeu d’enfant, tout juste bon à ce qu’on en plaisante !6 » Freud l’a signalé : aucun autre peuple n’a montré autant de complaisance à se prendre soi-même pour cible de son humour.