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Interprétation preste : satisfaire l’entreprêt

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À la toute fin de « Télévision », Lacan affirme : « L’interprétation doit être preste pour satisfaire à l’entreprêt.[1] » Comment l’appréhender ? Le signifiant preste interpelle. Selon la définition du dictionnaire, être preste équivaut à être capable de mouvements prompts, rapides et précis. Elle inclut donc l’idée d’un geste ou même d’un acte. Au-delà de la notion de rapidité, il y a aussi celle de précision. Nous pourrions dire que l’interprétation est un acte prompt qui vise précisément quelque chose, comme une cible. Entreprêt est un signifiant plus énigmatique. C’est un mot rare, utilisé dans le domaine de la diplomatie. Il indique ce qui pallie le vide entre deux langues lorsqu’il n’existe pas de traduction : autrement dit, l’impossible à traduire. Quant au signifiant satisfaire, ne nous mettrait-il pas sur la piste de la pulsion et du désir ? La phrase qui suit la première citation pointe dans cette direction : « De ce qui perdure de perte pure à ce qui ne parie que du père au pire.[2] » Pourrions-nous y lire que ce qui perdure de perte pure à ce qui se parie en analyse touche à cet objet cause du désir, condensateur de jouissance ?

Quelqu’un fait la démarche de demander une analyse car il rencontre un insupportable : il bute sur un réel hors-sens. « Dans tous les cas où entrée il y a, il y a rencontre du réel[3] », nous enseigne Jacques-Alain Miller. Le sujet suppose alors qu’un autre a un savoir sur ce qui lui arrive. En adressant sa souffrance, il souhaite restaurer une continuité là où la rencontre du réel a provoqué une discontinuité. Il formule une plainte et demande qu’on le soulage : il veut retrouver du sens. Par le fait même d’articuler ce message adressé à l’Autre, il rétablit une dimension symbolique. Le symptôme qui jusqu’alors était moulé dans la vie du sujet comme un malaise diffus se précipite, se cristallise, se structure.

Vu sous cet angle, on discerne bien l’enveloppe formelle du symptôme, symbolique, et son noyau de réel. L’analyse commence par un déchiffrage de l’énigme représentée par cette enveloppe formelle. Le « symptôme a le sens de valeur de vérité[4] », dira Lacan. Les effets de vérité s’ensuivent, fulgurances attrapées via les formations de l’inconscient. Vérités variables, toujours voilées à demi, qui dès qu’elles se laissent déchiffrer se rechiffrent autrement.

Si les autres formations de l’inconscient sont muables, quelque chose du symptôme résiste au déchiffrage : un reste persiste. « Sous le nom de restes symptomatiques, Freud a buté sur le réel du symptôme, sur ce qui, dans le symptôme, est hors-sens[5] », souligne J.-A. Miller. Franchissant ce point de butée freudien, Lacan produit une inversion : il donne un statut premier à ce « reste » freudien. Selon cette perspective, la jouissance primaire du corps d’un parlêtre est impactée par la parole et en est modifiée à jamais, transformée en une jouissance qu’il ne faudrait pas. La jouissance du symptôme témoigne de cet événement premier, en le répétant. J.-A. Miller nous éclaire : « Cette jouissance n’est pas primaire, mais elle est première par rapport au sens que le sujet lui donne, et qu’il lui donne par son symptôme en tant qu’interprétable.[6] » Plus le sujet donne du sens, plus le symptôme se gave. Un avertissement est de mise : interpréter via le sens fait gonfler le symptôme. L’enjeu de l’analyse ne serait-il pas de le réduire ? Il s’agit, dès lors, de faire un nouvel usage de l’interprétation. Une interprétation qui élague au lieu d’en rajouter, pour serrer de plus près ce réel inaugural.

Le choc du signifiant sur le corps implique un choix insondable : celui qui déterminera la position de désir et jouissance du sujet face à ce réel. Cette position peut être remise en jeu dans l’expérience analytique. « Chaque interprétation, vue sous l’angle de l’éthique, reconduit le sujet à ce choix[7] », selon J.-A. Miller. C’est dans cette dimension qu’elle vise la cause du désir, « ce qui persiste de perte pure », pour reprendre notre citation du début. Le « pari » de l’analyse porte alors sur la possibilité d’un nouveau choix, qui produit un décalage de cette position.

Quelle serait alors la modalité d’interprétation qui permet de viser juste ? « L’interprétation preste » ne serait-elle pas celle qui allie l’éthique du bien-dire, dimension de « la parole en tant qu’elle fonde un fait[8] », au bien lire ? La lecture des dires d’un patient permet ainsi de s’écarter du sens pour s’attacher à la matérialité sonore du signifiant. Il se pourrait qu’ainsi, via le bien lire, l’impossible à traduire puisse trouver une résonance singulière pour chacun.


[1] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 545.
[2] Ibid.
[3] Miller J.-A., « CST », Ornicar ?, no 29, été 1984, p. 144.
[4] Lacan J., Je parle aux murs, Paris, Seuil, 2011, p. 48.
[5] Miller J.-A., « Lire un symptôme », Mental, no 26, juin 2011, p. 55.
[6] Ibid., p. 56.
[7] Miller J.-A., « Pas de clinique sans éthique », Actes de l’ECF, no 5, octobre 1983, p. 68.
[8] Ibid., p. 67.


 

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