La vie vaut la peine d’être vécue

L’Autobiographie d’un savant aux prises avec la vie de Bernard Diu, intitulée La Constellation de la vierge, est un témoignage qui nous enseigne beaucoup. Il dit n’avoir jamais aimé la vie, car elle semble s’être organisée pour lui autour de l’impact d’une phrase de son père dont il n’a jamais vraiment pu saisir le sens : « La vie vaut la peine d’être vécue[1] ».

Viatique paternel
« Que signifie exactement vaut la peine ? », interroge-t-il. Son père solennel et mélodramatique énonçait cette sentence en détournant ostensiblement « un regard mouillé et en réprimant comme à grand peine un hoquet juste esquissé, un sanglot qui l’aurait étouffé. Mais savoir si ma vie à moi, ma vie auprès de lui était seulement vivable ne le préoccupait guère » – ainsi surgit sa propre question. C’est l’ombre de la peine de vivre, qui lui est tombée dessus, ne lui offrant qu’une jouissance de vie plutôt hors sens et ruineuse au point de vouloir s’en séparer radicalement en tombant. Il ne put calculer avec la fonction du Nom-du-Père un point d’où il aurait pu nouer une image soutenant son être d’objet.

Un laisser en plan
Après s’être entendu dire un jour de conférence en tant que professeur émérite de physique : « La vie est sans fond, on peut toujours tomber plus bas[2] », il fait une grave tentative de suicide en sautant du septième étage. Le laisser-tomber du corps de B. Diu est à référer au liegen lassen, que Lacan isole et traduit par un « laisser en plan[3] » fondamental.
« Le parlêtre adore son corps, parce qu’il croit qu’il l’a. En réalité, il ne l’a pas, mais son corps est sa seule consistance – consistance mentale, bien entendu, car son corps fout le camp à tout instant. Il est déjà assez miraculeux qu’il subsiste durant le temps de sa consumation[4] », pointe Lacan. Le livre de B. Diu illustre la difficulté à vivre lorsque le corps ne tient pas par une articulation symbolique. Lacan dit en effet que le « corps n’a de statut respectable, au sens commun du mot, que [du] nœud[5] ».
Dès lors, comment bricoler ou inventer un autre nouage qui puisse faire que ce corps tienne debout ?

Vibrations
Ce qui singularise le corps que l’on reçoit, ce sont des événements, souvent langagiers, impacts de lalangue, laissant des traces qui dérangent le corps, y font des symptômes.
B. Diu décrit comment avant son saut réussi dans le vide – qui lui a valu un corps polytraumatisé –, il a fait une autre tentative qu’il n’a pu mener à son terme. « Avant l’envol, mon corps s’est inopinément raidi et cambré en arrière, mes jambes freinant à fond l’élan pourtant considérable que j’avais pu prendre et m’arrêtant net à l’abord de cet obstacle dérisoire.[6]» Il en a voulu à cette résistance du corps, ce « miraculeux[7]» qui s’est manifestée à son insu contre sa volonté d’en finir avec la vie.
Son livre est ce qu’il a réussi à créer, une œuvre qui se fait pleinement l’écho de sa peine de vivre. Cette peine de vivre vaut pour lui, qui l’a prélevée dans la rencontre avec un dire du père. Elle vibre dans le corps à l’occasion à son insu. Il tente désormais d’en faire un usage qui lui est propre.

 

[1] Diu B., La Constellation de la vierge. Autobiographie d’un savant aux prises avec la vie, Paris, Hermann, 2008.
[2] Ibid., p 37.
[3] Lacan J., Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 563.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 66.
[5] Ibid., p. 37.
[6] Diu B., La Constellation de la vierge, op. cit., p. 52.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, op. cit.