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L’emprise du regard

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C’est sous le nom de Sidonie Csillag que la « jeune homosexuelle » de Freud[1] autorise deux journalistes viennoises à publier sur elle une biographie[2] qui retrace en détail le parcours d’une vie compliquée par la chute de l’empire austro-hongrois et les persécutions du régime nazi.

Ne voulant d’abord rien savoir des dangers que son identité juive lui fait alors courir, Sidonie est ensuite obligée de mettre fin à un mariage de convenance qui la protégeait, afin de quitter Vienne et de se réfugier à Cuba, tandis que sa famille se disperse. Après des années d’exil, une fois la guerre terminée, elle mène une vie d’aventurière obtenant grâce à son éducation, ses relations et sa beauté aristocratique des emplois de gouvernante d’enfants ou de dame de compagnie dans des milieux diplomatiques privilégiés. Fascinée par la beauté, elle excelle à peindre le regard des femmes qu’elle aime lorsqu’elle fait leur portrait.

Sidonie parcourt les mers et la nouvelle Europe à la poursuite d’une image féminine fugace, en quête d’un rêve de bonheur. De son vrai nom Margarethe Csonka-Trautenegg, elle vit en infatigable nomade jusqu’à sa mort dans une maison de retraite viennoise, en 1999, à l’aube de ses cent ans.

Sa vie sentimentale est scandée par la répétition de rencontres féminines qui déclenchent une obsession amoureuse, sur le modèle de celle qui la conduit, à l’âge de dix-neuf ans, dans le cabinet du professeur Freud. Une belle femme à la silhouette élancée apparaît, qui capte son regard, son attention et son admiration. Elle est transportée, éperdument amoureuse, animée d’un désir irrépressible de l’approcher, de se faire admettre dans son cercle, et de lui témoigner son amour en lui adressant des lettres, des fleurs, des cadeaux.

 

Adoration

Durant le traitement, entrepris à la demande du père et accepté à contre-cœur par la jeune fille, Freud souligne le caractère défensif et inauthentique du discours de la patiente. Elle rapporte une série de rêves lumineux qu’il interprète aussitôt : « L’analyse fit connaître sans ambigüité que la dame aimée était un substitut de la mère[3] ». La passion qu’elle affiche dans les rues de Vienne est une provocation adressée au père, qui n’a pas su la protéger de l’emprise maternelle mortifère. Aussi prétend-elle lui montrer ce qu’aimer veut dire, en se mettant dans une position masculine et en choisissant d’adorer une femme de son choix.

Sidonie n’est pas tendre avec Freud. N’a-t-il pas osé prétendre qu’elle désire obtenir un enfant de son père, et que sa déception a été immense lorsque sa mère a réellement porté cet enfant ?

En se prêtant à l’analyse, elle calme le courroux du père sans pour autant renoncer à la Dame, qu’elle rencontre dans un café pour lui raconter le contenu des séances.

Que lui reste-t-il, soixante-dix ans plus tard, de cette expérience ? Elle se souvient avec précision que tout son corps est secoué de sanglots lors d’une séance où elle évoque la douleur que lui cause l’indifférence de sa mère : « Je trouve ma mère si belle et je fais tout pour elle, mais elle n’aime que mes frères[4] ». Elle ne peut plus s’arrêter de pleurer… Elle confie à Freud que sa mère est une coquette angoissée qui adore séduire les hommes et qu’elle en est profondément dégoûtée. Elle ne veut surtout pas savoir ce qu’elle fait sexuellement avec eux.

 

Éjection

Pour Freud, c’est le regard furieux du père qui cause le passage à l’acte de Sidonie, lorsqu’elle se jette sur la voie ferrée en contrebas. Mais, sur le divan, la patiente souligne que la Dame, en colère, « avait exactement parlé comme le père et avait proféré la même interdiction[5] ». D’avoir perdu à la fois l’amour du père et celui de la Dame dont elle était devenue le chevalier servant, la plonge dans un désespoir absolu.

Sidonie attente à sa vie deux fois encore, allant jusqu’à se tirer une balle en plein cœur. Chaque fois, elle est acculée à un choix supposant une perte qu’elle refuse. Il ne lui reste que la mort : c’est elle qui s’éjecte, identifiée à l’objet déchet. Lacan, dans son Séminaire L’Angoisse, insiste sur la loi qui se présentifie dans le regard du père : « C’est ce par quoi elle se sent définitivement identifiée à a, et, du même coup, rejetée, déjetée, hors de la scène. Et cela, seul le laisser tomber, le se laisser tomber, peut le réaliser[6] ».

 

Jouissance féminine

Ébranlé par la résistance que lui oppose cette jeune fille belle et intelligente, Freud n’entend pas la détresse qui est la sienne. Se retrouvant – comme le suggère Lacan – à la place de l’hypnotiseur qui se laisse hypnotiser, il prend l’initiative de mettre fin à l’analyse : il recule et la laisse tomber. Le ressentiment que Sidonie garde à son endroit en est-il la preuve ?

La dernière phrase que Freud lui a adressée sur le pas de la porte reste un souvenir indélébile : « Vous avez des yeux si rusés… Je n’aimerais pas vous rencontrer dans la vie en tant que votre ennemi[7] ».

Freud bute sur quelque chose qu’il ne peut dépasser. Identifié au père et aveuglé par l’Œdipe, il se désiste en faveur d’une analyste femme qui pourrait prendre la relève – ce qui n’aura pas lieu. La butée freudienne, c’est ce que Lacan reprend comme cet au-delà du phallus où se trouve la jouissance dite féminine : non localisable, sans limite, infinie.

Sidonie témoigne d’un ravage maternel qui la laisse sans aucun recours lorsqu’elle est convoquée en tant que femme à une jouissance toujours en excès. Elle se tient à l’écart des relations sexuelles qu’elle juge dégoûtantes : même si elle peut éprouver du désir, elle ne peut ressentir de plaisir. La jouissance qu’elle éprouve n’a rien de sexuel. Apercevoir l’être aimé, entendre sa voix, lui écrire ou simplement le convoquer en rêve, suffit à la ravir.

Un jour, assise dans un train les yeux fermés, elle sent une main anonyme se poser sur sa cuisse, et elle en éprouve un bonheur ineffable qui la fait « Autre à elle-même[8] ». Surtout, ne pas ouvrir les yeux.

[1] Freud S., « Sur la psychogénèse d’un cas d’homosexualité féminine », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1978, p. 245-270.

[2] Rieder I. & Voigt D., Sidonie Csillag. Homosexuelle chez Freud, lesbienne dans le siècle, Paris, EPEL, 2003.

[3] Freud S., « Sur la psychogénèse d’un cas d’homosexualité féminine », op. cit., p. 255.

[4] Rieder I. & Voigt D., Sidonie Csillag, op. cit., p. 62.

[5] Freud S., « Sur la psychogénèse d’un cas d’homosexualité féminine », op. cit., p. 261.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Seuil, Paris, 2004, p. 131.

[7] Rieder I. & Voigt D., Sidonie Csillag, op. cit., p. 77.

[8] Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 732.

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