En contemplant l’affiche des 53èmes Journées de l’École de la Cause freudienne qui en illustre remarquablement le thème, on distingue des éléments qui se superposent et se détachent.
Au centre de l’affiche, une cible avec une flèche en son mil.
Autour de la cible, le titre : « Interpréter, scander, ponctuer, couper », écrit à la manière d’un calligramme.
En filigrane, un détail[1] on ne peut plus divin, puisqu’il s’agit de la main de Dieu qui de son doigt tendu vers celui de la main d’Adam lui accorde la vie, sans le toucher…
Enfin, en arrière-plan, des éclairs déchirent le fond rouge en y laissant des traces plus claires qui dessinent des failles.
La flèche au centre de la cible fait penser à l’interprétation de l’analyste qui pour être juste doit être précise, agile ; j’ai aussi pensé à un passage de la conférence « Le phénomène lacanien », donnée par Lacan à Nice en 1974. Il y définit le symptôme comme étant « l’inscription, au niveau du réel, de cette projection d’inconscient, de ce véritable criblage – au sens où l’on dit que des projectiles criblent une surface – ce criblage, […] du parlêtre par le dire de deux conjoints – […] de deux sujets qui se moquent de cette division profonde qu’il y a entre le corps et la nature du langage[2] ».
Cette citation nous plonge au cœur du dernier enseignement de Lacan où le signifiant n’est plus paré de sa superbe symbolique, mais devient débris, parasite, limaille de fer et l’inconscient criblage du corps par les mots.
Un mot sur le trou laissé par l’impact de la flèche. Trou autour duquel tout s’organise, puisqu’il est aussi le point central de l’affiche, tout comme l’est le trou dans le dernier enseignement de Lacan. Ne dit-il pas : « Ce qu’il y a comme trou au centre du langage vaut bien ce qu’il y a comme trou au centre de ce corps, dont nous ne savons que ses proliférations imaginaires. Il doit y avoir un trou aussi au cœur, au centre du réel. C’est ce que permet de se figurer cette configuration torique que j’articule du nœud borroméen.[3] »
Si la cible amène la dimension topologique, les éclairs, eux, introduisent la dimension de la temporalité. Le syntagme « inconscient éclair » a surgi à mon esprit. Je me suis rapportée aux travaux de 2016 du CPCT de Paris qui avait intitulé sa journée « L’inconscient éclair. Temporalité et éthique au CPCT ». La temporalité de l’inconscient est celle de l’éclair. Pierre-Gilles Guéguen l’écrit joliment : « L’éclair illumine la nuit ; il évoque à la fois la révélation soudaine et la fugacité. L’éclair et la foudre nous sortent quelques secondes à peine de notre nuit avec un effet de dévoilement, et nous y replongent[4] ». Cette citation fait entendre qu’il y a un battement ; battement que Lacan définissait pour l’inconscient d’ouverture et de fermeture, en un certaine « pulsation temporelle[5] ».
Les références à l’éclair dans son enseignement sont multiples, la plus souvent citée est celle de l’éclair heideggérien commentant Héraclite[6] : « Les tous – c’est l’éclair qui les régit[7] ». Éric Laurent rappelle, je le cite : « l’éclair ne fait pas partie des “tous”. L’éclair n’est pas un étant[8]. Il ne se compte pas parmi les étant, et ne s’y ajoute pas. Il est lumière qui lui permet […] de discerner chaque chose dans sa singularité[9] ». Ceci fera dire à É. Laurent, en conclusion de cette journée, qu’il faudrait écrire « inconscient éclair » au pluriel : « Les inconscients éclairs, les éclairs des inconscients, les éclairs du parlêtre, n’incluent pas seulement l’éclair qui dépend de la chaîne signifiante. […] L’éclair est aussi l’événement de corps qui vient marquer LOM qui a un corps et qui en souffre. L’événement de jouissance qui vient marquer ce corps au fer rouge est aussi un éclair, mais différent du précédent.[10] »
Les simultanés des J53, série d’éclairs cliniques singuliers, feront entendre que les actes de l’analyste s’inscrivent sur un continuum qui va du statut temporel du sujet au sujet affublé d’un corps jouissant. Chacun de ses actes – interprétation, scansion, ponctuation, coupure – vise le même point et va par-là dans la même direction : assécher le sens pour limiter la jouissance.
[1] Détail de la magistrale fresque La Création d’Adam peinte par Michel-Ange au plafond de la chapelle Sixtine à Rome.
[2] Lacan J., « Le phénomène lacanien », Essaim, no 35, 2015, p. 153.
[3] Ibid.
[4] Guéguen P.-G., « L’éclair de la rencontre », L’inconscient éclair, Temporalité et éthique au CPCT, Paris, Collection rue Huysmans, 2019, p. 27.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller,Paris, Seuil, 1973, p. 118.
[6] Cf. Heidegger M., « Logos », trad. Jacques Lacan, La psychanalyse, no 1, 1956, p. 59-79.
[7] Lacan J., Intervention dans la séance de travail « Sur la passe » du 2 novembre 1973, Congrès de l’efp, La Grande-Motte, parue dans les Lettres de l’École freudienne de Paris, no 15, 1975, p. 190.
[8] Étant en philosophie = être en tant que phénomène.
[9] Laurent É., « L’interprétation : de la vérité à l’événement », Discours prononcé à Tel-Aviv, le 2 juin 2019, argument du Congrès 2020 de la NLS à Gand, disponible sur le site de la NLS.
[10] Laurent É., « Conclusion. Les éclairs et l’écrit », L’inconscient éclair, Temporalité et éthique au CPCT, op. cit., p. 145.