Matière à gay sçavoir

Deux clowns sur le même seuil, l’un veut sortir quand l’autre veut entrer ou inversement : l’un veut entrer quand l’autre veut sortir. C’est une situation comique. C’est une situation de passe.
Je viens de transmettre l’expérience de mon analyse à mes passeurs. Nous sommes au septième étage, dans un bureau à l’écart de mon appartement situé au cinquième ; une fois le travail fait, je descends, seule, pour rejoindre mon appartement et mon mari qui se trouve dans la cuisine. C’est dimanche, il prépare notre déjeuner. Je me trouve à l’entrée de la cuisine, il me rejoint dans cet espace étroit, et là, troublée, émue, je lui dis : j’ai fini. Eh bien, vous n’allez pas le croire, avant même de pouvoir ajouter un mot, du même élan, il me réplique : eh bien moi, je vais commencer mon analyse ! Dix-sept ans après l’y avoir invité à en faire une, sans succès ! Pousse-toi de là que je m’y mette, donc. La passe, matière à rire ? Je préfère en faire matière à « gay sçavoir », selon l’éthique lacanienne, « bon heur1 » d’une expérience à produire un analysant, dans ce mouvement d’éclipse où l’analyste fait son entrée.
L’entrée et la sortie ne sont pas équivalentes. Pour céder à la gaieté, pour l’appétit, le goût, je sais le fond d’angoisse et d’enfance où je les puise.

L’enfance. J’ai vu de mes yeux vu, un bébé de sept mois, dans l’effort qu’il mettait à accéder au langage, se saisissant des sons entendus hors de lui. Je l’ai vu rire aux éclats devant sa sœur qui faisait pour lui le clown, elle grimaçait et trébuchait. Patatras. L’enfant riait. De quoi était fait ce rire ? Quelle force le faisait jaillir du corps pour la première fois ? De l’image ? De cette soudaine apparition – une éclipse, encore – et réapparition comme un clown sortant de sa boîte ? Ce rire en éclat, n’était-ce pas de l’ordre « de la poussée vitale2 » ? La marque primitive du phallus.

Pour qu’il y ait un corps, il faut le langage mais pour qu’il y ait du langage, encore, faut-il qu’il y ait un corps vivant, c’est-à-dire jouissant, d’où le rire peut surgir, nous surprendre.

La psychanalyse, c’est du langage, ses outrances, provocations, obscénités, fantaisies, raffinements, métaphores, néologismes, circonvolutions infinies. Lacan, c’est Shakespeare et à la fois Rabelais, Montaigne et Ronsard goûtant à tous les genres. Aucune phrase à lire du Séminaire ne va de soi, chacune contient un mot d’esprit, une métaphore, un double sens, un ornement qui l’enrichit encore, telle quelle, intraduisible souvent.

Comme cet enfant de sept mois qui accède avec le plus grand sérieux à la joie des accents, à la tonalité des sons, l’analysant garde le même sérieux et bonheur à l’aventure des mots qui ont tramé la langue de son enfance. Ces mots qui arpentent son drame et qui font son monde. Il y a une langue étrangère dans la langue du corps qui résiste au savoir et qui ne demande qu’à s’écrire. La chute d’un mot inédit porte l’ombre du troumatisme à la lumière comme matière à rire.

L’analysante : « Nous avions un mot partagé avec mes sœurs quand l’une de nous n’était pas d’humeur. Elle disait : je me sens glouglou, ce qui nous faisait rire. » Elle réalise : « Je me demande si ce n’était pas dans les moments de rechute d’alcoolisme de notre père ».

Le parlêtre a le choix, soit d’être la proie de la tristesse, alors, – j’ai des pensées ou j’entends des voix qui me disent coupables –, soit de voir ce qu’un mot d’esprit révèle, comme faux-pas, faille ou phallus qui renvoie à la jouissance qu’il ne faut pas, ce nuancier des ratés de l’inconscient réel, de l’Unbewusst, l’une-bévue.

Quand ce qui s’écrit du sinthome (sin veut dire péché, en anglais) se présente à la lecture, l’analyse dans son orientation symbolique, – lisons les premiers Séminaires de Lacan –, c’est aussi bien du théâtre, discours de l’Autre. Hamlet marque la fin de la tragédie antique et le début du héros moderne. Celui d’une crise : l’expérience inaugurale et structurale de sa rencontre avec le spectre, son père. Elle marque un profond désordre dans le temps, détraqué, hors des gonds, et un trou dans le savoir sur la vérité : S(Ⱥ). Aucun père ne peut garantir ni répondre de ce qui lui arrive. « C’est […] le grand secret de la psychanalyse. […] il n’y a pas d’Autre de l’Autre3 ». Voilà qui fait appel à l’analyse. Un trou dans le symbolique d’où, si l’on s’en tient à Hamlet, viennent pulluler toute une série de phénomènes de frange : son humeur bouffonne qui procède par la voie de l’équivoque, du jeu de mot, le mot renvoyant sans cesse au mot (Words, words, words). Qu’est-ce que ça veut dire ? Si ce n’est qu’Hamlet témoigne d’une crise où le symbolique a pris son indépendance, elle est présente dans les clowneries, dans les formules hors sens, dans l’usage du concetti (de la pointe ironique), de la parole précieuse. Il ne doute pas de la réalité du spectre qui lui est apparu, mais de sa nature. Esprit défunt, démon de l’enfer, quel est ce visiteur de l’autre monde ? C’est une bien singulière apparition. Matière à rire ?

« L’Œdipe pourtant ne saurait tenir indéfiniment l’affiche dans des formes de société où se perd de plus en plus le sens de la tragédie4 », prophétise Lacan. Notre modernité est mélancolique, marquée par de multiples crises, par une violence sociale qui n’a cessé de croître exacerbant les affects. Il y a cette tristesse d’être soi, charriant son lot d’insatisfactions et d’agressivité chroniques. Aux passions tristes, qui dévorent de l’intérieur comme la lâcheté ou la peur – celle d’une vie en pure perte, faisant le lit de la colère ou du ressentiment – Spinoza opposait les passions joyeuses. Et Lacan lui a emboîté le pas avec une éthique du gay sçavoir5, par où il arrive que le bien-dire rejoigne la poésie.

Être ou ne pas être serait un canular, pour Lacan. Et la fin d’une analyse ?
Il est arrivé à Lacan de parler de solde cynique dans un aperçu de destitution de l’Autre. Ce solde, il le formule comme étant la jouissance pulsionnelle, tenue pour perverse et bel et bien permise. Que l’Autre soit barré ne fait pas forcément obstacle à la jouissance pulsionnelle qui cherche à se faire voir. Comme on dit va te faire voir ailleurs ! Sur une scène, par exemple, mais encore faut-il qu’elle soit écrite par Molière, pour que l’obscénité de l’objet qui monte sur la scène ne soit pas toute crue et soit ainsi matière à comédie, tel L’Avare.

Le solde en vient aussi à se présenter dans le trait d’humour et d’humeur provocatrice comme un ricanement, ainsi chez cet analysant-artiste qui fait profession de rayer le malheur et railler les semblants dans ses films humoristiques, dans une ultime tentative de faire table rase de l’inconscient.
Il va jusqu’à s’infiltrer dans un nom de sinthome, Clin d’œil, de celle à qui « on ne l’y reprendra plus », d’y croire. Clin d’œil sur les semblants, sur la promesse phallique, Clin d’œil sur la mort du père. Ça s’éprouve dans la chair. Le solde cynique n’a rien de drôle et si l’on y demeure, c’est la perte de toute possibilité d’inédit, de contingence qu’apporte le courage de voir ça, ce qui nous regarde, dans les choix que l’on a pris.

Se faire dupe du réel en serait la voie, celle de s’engager dans le bien dire propre à une orientation où le réel s’ajoute au symbolique. Bien dire serait la voie du poète.