Sous le coup des paroles – Jacques et son maître fataliste

Le titre d’un court texte de François Regnault, publié dans Ornicar ?, ne cesse pas de résonner en moi : « Vos paroles m’ont frappé… » C’est ce que dit l’auteur à Lacan quelques temps après la scène – sans doute survenue en 1968 – qu’il relate élégamment. C’est dire combien des paroles peuvent percuter celui qui les entend dans son corps et pas seulement dans sa comprenette.

Le sujet changé

Il y a des paroles qui marquent et dont on peut dire qu’elles font acte, puisque celui à qui elles s’adressent, ou qui les entend de biais mais s’en fait le destinataire, se sent concerné, et s’en trouve non seulement affecté, mais changé. C’est dire que le message a résonné chez le récepteur, ou qu’il l’a interprété. Il y a une résonance dans le corps de ce fait qui est un dire. C’est pourquoi, non content de faire vibrer une corde intime chez celui qui l’enregistre, ce message a l’effet d’une révélation : quelque chose qui en lui restait obscur et opaque s’éclaire.

Lors de cette scène, Lacan fait part à Jacques-Alain Miller des commentaires qui lui sont venus à propos d’un article que celui-ci vient de rédiger pour la presse. Loin de s’en tenir au contenu explicite, de fait, il donne « une leçon de politique », qui ruine les illusions révolutionnaires que son gendre partage alors avec une certaine jeunesse révoltée. Je n’en retiens que deux éléments dont la portée est générale.

Signifiant-maître

La rhétorique révolutionnaire est réduite à une simple modalité du discours du maître, qu’elle prétend subvertir : « Il est évident à tous, rien n’est plus évident, que la masse qu’allègue votre article joue ici le rôle du maître, du signifiant-maître.[1] » C’est dire que ce qui se donne pour neuf, radicalement, et prétend abolir le vieux monde et son ordre, n’en est qu’une variante : la masse prend seulement la place de la République naguère et du roi jadis, dans une structure immuable et fixe – Lacan en donne les coordonnées structurelles dans la ronde des quatre discours possibles[2]. Le révolutionnaire ne serait donc que le serviteur d’un maître – au mieux, un de ses avatars – qui change seulement à l’occasion de masque ou d’oripeaux. Lacan ajoute, pour enfoncer le clou : « En son nom, vous perpétuez le discours perpétuel, cela est évident à tous.[3] »

Faire de l’histoire, sinon un cauchemar dont on ne se réveille pas[4], au moins un éternel retour[5] (idée qui semble décourager tout espoir de changement), est un fil qui parcourt la philosophie politique, et les révolutionnaires eux-mêmes – j’entends ceux de 1789 – en étaient imprégnés par leur culture latine et leur référence à la Rome antique. Ils pensaient en fonction de la théorie de Polybe, structuraliste avant l’heure, qui voit dans le déroulement des systèmes politiques une succession réglée et finalement cyclique dans laquelle l’action des acteurs semble réduite à celle de marionnettes dans un théâtre d’ombres.

Automaton et tuchè

Cet automaton connaît toutefois – Lacan y met l’accent – quelques moments de rupture. Le Christ n’est pas qu’une nouvelle mouture des Prophètes bibliques, ni la Déclaration des Droits de l’Homme, une version laïque des Évangiles…

Lacan le pointe : « Sans doute de temps en temps […] il y a un trou dans l’éternel recommencement, et il est amusant de profiter de ce trou-là et dans le jeu de la machine, d’inventer le nouveau[6] ». Place donc à la tuchè, au hasard, à la rencontre, ou tout au moins, pour reprendre les termes que Lacan partage avec des philosophes de son temps, une certaine contingence[7].

Le « de temps en temps » limite à l’accidentel et à l’exception ces moments où le monde sort de ses gonds[8], et l’amusement supposé réduit le tragique de l’affaire à une comédie ou un jeu. Le « jeu de la machine », quant à lui, accentue le déterminisme mécanique implicite de ce fatalisme historique. D’où le fait que Lacan nous invite à emprunter une autre voie : « inventer le nouveau ».

Des dires qui opèrent

Ces déchirures et ces trous sont les scansions de nos existences. Elles ont la structure du traumatisme. Mais elles sont aussi nos chances, peut-être minces, d’inventer et de changer sous le coup des paroles qui nous ont frappés.

C’est là que se pose à nous la question de l’efficace de la parole, condition de possibilité de la moindre interprétation, et chance qu’il y ait un acte analytique. Selon Lacan : « Il y a des dires qui opèrent, il y a des dires sans effets[9] ». Car si des paroles nous frappent, il en est qui font effet : « Il faut qu’il y ait quelque chose dans le signifiant qui résonne.[10] » C’est ce qui donne chance de rompre avec le perpétuel.

[1] Regnault F., « Vos paroles m’ont frappé… », Ornicar ?, n°49, été 1998, p. 7, rééd. sous le titre « Une leçon de politique », La Movida Zadig, n°1, juin 2017.

[2] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991.

[3] Regnault F., « Vos paroles m’ont frappé… », op. cit., p. 7.

[4] Cf. Joyce J., Ulysse, Paris, Gallimard, 2004, p. 48.

[5] Cf. Nietzsche F., Le Gai Savoir, Paris, Flammarion, 2007.

[6] Regnault F., « Vos paroles m’ont frappé… », op. cit., p. 11.

[7] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 86.

[8] Shakespeare W., Hamlet, in Œuvres complètes. Tragédies, t. I, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, Paris, Gallimard, 2002, p. 745.

[9] Lacan J., Le Phénomène lacanien, texte établi par J.-A. Miller, Nice, Section clinique de Nice, 2011,Cahiers cliniques de Nice, n°1, juin 1998, p. 18.

[10] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 17.