Soutenir l’effort d’équivoque

À plusieurs reprises dans son dernier enseignement, Lacan situe l’équivoque comme étant ce qui opère dans l’interprétation et il en souligne le lien avec la dimension du signifiant.

Dans « La Troisième », il dit : « L’interprétation, ai-je émis, n’est pas interprétation de sens, mais jeu sur l’équivoque, ce pourquoi j’ai mis l’accent sur le signifiant dans la langue.[1] »

Et, dans le Séminaire XXIII : « En effet, c’est uniquement par l’équivoque que l’interprétation opère. Il faut qu’il y ait quelque chose dans le signifiant qui résonne.[2] »

Le statut de l’équivoque change au cours de l’enseignement de Lacan et son maniement diffère selon la structure du sujet, selon le rapport du sujet au signifiant.

Mais l’équivoque révèle une dimension du rapport à la parole et au langage qui concerne tout être parlant. Cette « possibilité d’interpréter de différentes manières un mot, un énoncé », pour le prendre simplement à partir d’une définition du dictionnaire, témoigne de l’écart irréductible entre le mot et la chose, entre le signifiant et le signifié. L’équivoque fait surgir le trou dans le symbolique et l’autonomie du signifiant qui produit des effets de sens, mais aussi de jouissance dans le corps.

Cette propriété du signifiant déjoue les lois du langage et vient parasiter la langue commune.

Si l’équivoque révèle la faille dans le langage et la dimension d’un impossible à dire, elle est aussi l’espace de création nécessaire dans l’usage de la langue où chaque sujet peut tenter de loger, de cerner quelque chose de sa singularité. Éric Laurent l’énonce très clairement : « De sa rencontre contingente avec la jouissance, chaque sujet garde une façon particulière de se servir de la langue commune pour dire tout autre chose que ce que celle-ci est ordinairement supposée dire.[3] » Il s’agit alors de soutenir cet « effort […] pour faire équivoquer [la langue][4] » pour trouver un savoir-faire singulier avec la langue qui permette de serrer le réel auquel le sujet a affaire.

La dimension de l’équivoque renvoie donc à un enjeu clinique majeur, mais aussi politique. Dans le « Discours de Tokyo », Lacan a une formule qui résonne de façon très percutante avec l’actualité : « Si l’on croit que “table”, ça veut dire “table”, eh bien, on ne peut plus parler. […] Il n’y a pas un seul mot de la langue qui échappe à cette règle que, ce qu’il a l’air d’indiquer, c’est justement ça dont il convient de se détacher pour comprendre ce que c’est que l’usage de la langue.[5] »

Comment ne pas penser là au discours woke par exemple, et à la police de la langue qu’il produit ? Imaginant que les mots renvoient à des référents stables et univoques, ce discours considère que certains mots contiennent en eux-mêmes une offense et met en œuvre une tentative de dompter les mots, une volonté de purifier la langue, d’en évacuer toute équivocité, ce qui justement empêche de parler.

L’effort d’équivoque n’est-il pas propice à desserrer l’étau des discours contemporains, pour tenter « d’assurer ce qu’il faut trouver de jouissance dans le parler pour que l’histoire continue[6] » ?


[1] Lacan J., La Troisième, Paris, La Divina – Navarin éditeur, 2021, p. 25.
[2] Lacan J., Le Séminaire, Livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 17.
[3] Laurent É., « L’impossible nomination, ses semblants, son sinthome », La Cause freudienne, no 77, février 2011, p. 74.
[4] Ibid., p. 75.
[5] Lacan J., Discours de Tokyo, 21 avril 1971, inédit.
[6] Lacan J., « Le jouir de l’être parlant s’articule », La Cause du désir, no 101, mars 2019, p. 13.

https://journees.causefreudienne.org/soutenir-leffort-dequivoque/