L’humour élève ! Quel grand plaisir de traiter des questions graves et sérieuses avec de l’intelligence, de la légèreté et de l’esprit. Si on le peut. Car c’est un talent rare. C’est aussi un art sublime.
Lorsque Freud s’est vu obligé de quitter l’Autriche pour fuir le régime nazi afin d’échapper à la mort, ni l’humour ni l’esprit ne lui ont fait défaut dans cette situation critique. Après quarante-sept ans de travail acharné au Berggasse 19, à Vienne, Freud fut contraint en 1938 de tout quitter, demander un visa pour l’Angleterre et s’installer à Londres. Ernest Jones, son biographe, explique que pour obtenir le visa Freud dut faire une déclaration sur l’honneur assez cynique et humiliante. Ce qu’il fit.
« Je soussigné, Pr Freud, confirme [que] j’ai été traité par les autorités, et la Gestapo en particulier, avec tout le respect et la considération dus à ma réputation scientifique1. » Mais voici qu’il ajoutait sa touche personnelle avec cette phrase : « Je puis cordialement recommander la Gestapo à tous2. »
Cette phrase, teintée d’ironie et pleine d’humour, nous révèle la stature et la grandeur de Freud. Elle nous rappelle l’anecdote du prisonnier qu’il rapportait dans son essai sur l’humour en 1927. Mené à la potence un lundi, un condamné s’écrie avec humour devant le public qui assiste à son exécution : « La semaine commence bien3 ! »
L’humour est perçu comme « la politesse du désespoir ». Le mot provient de l’ancien français « humeur ». Au XVIIIe siècle, il épouse l’acception anglaise de « disposition à la gaité » et signale la « faculté de présenter la réalité de manière à en montrer les aspects plaisants, insolites ou parfois absurdes4 ». L’humour est associé à l’imagination, au verbe comique. La notion de détachement y est implicite.
Freud accorde en 1905 un grand intérêt à l’étude de l’humour dans Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, période où il rédige aussi les Trois essais sur la théorie sexuelle. Ces deux textes préfigurent les fondements d’une théorie cohérente de l’édifice de la psychanalyse et de l’inconscient. Le Witz serait interprété comme un lapsus réussi. Freud considère l’humour, dans cette première période, plus proche du comique que du mot d’esprit, sa source du plaisir étant dans la cessation de l’angoisse et dans « l’économie d’une dépense d’inhibition4 ».
Le texte de référence sur l’étude des mécanismes métapsychologiques des processus humoristiques, « L’humour5 », est écrit en 1927. Dans ce texte Freud identifie l’humour envers autrui mais il admet aussi un humour envers soi-même. Il lui associe diverses façons de s’exprimer qui vont de l’humour ordinaire à la moquerie ironique, du sarcasme à la dérision ou de l’absurde à l’humour noir. On voit dans l’humour une sorte de retour à l’enfance par l’affirmation narcissique et le triomphe du moi qui fait écho chez l’auditeur. Dans le processus humoristique se logerait la grandeur du refus de la souffrance que pourrait infliger la réalité extérieure et bien au-delà une domination grandiose procurant du plaisir. L’humoriste se traiterait lui-même ou traiterait autrui de la façon dont un adulte traiterait un enfant, dédramatisant la situation, riant : « Regarde ! Voilà le monde qui te semble si dangereux ! Un jeu d’enfant ! Le mieux est donc de plaisanter6 ! »
D’une certaine façon l’humoriste se mettrait à la place supérieure du père. Il s’identifierait en quelque sorte au père qui agit avec humanité et indulgence et se traite lui-même ou traite les autres avec supériorité, à la façon dont on s’adresse aux enfants. Freud extrait le noyau du mécanisme humoristique dans l’exaltation du surmoi de l’humoriste qui étoufferait les réactions de souffrance du moi tout petit. Son hypothèse attribue au surmoi sa force comique, « l’humour serait la contribution apportée au comique par l’intermédiaire du surmoi8 ». Il s’agirait d’un surmoi plein de bonté, écartant la douleur et apportant du rêve. Un surmoi qui dirait : ce n’est pas bien grave ! Freud encense ce don du surmoi en percevant en lui quelque chose de rare et de précieux, voire sublime.
L’élévation freudienne de la dimension surmoïque dans l’humour conduit Lacan dans le Séminaire VII à ouvrir les formules kantiennes de la Critique de la raison pratique sur un horizon humoristique voire comique. Lacan extrait de la nécessité conceptuelle de Kant quelque chose de « sûrement extraordinaire du point de vue de l’humour8 ».
Quelques années plus tard dans « Kant avec Sade », Lacan rebondit sur cette fonction précieuse du surmoi humoristique. Il reprend alors la pensée kantienne à l’aune du concept freudien du surmoi pour forger la notion de « transfuge9 » dans le surmoi humoristique. « Nous savons maintenant que l’humour est le transfuge dans le comique de la fonction même du “surmoi”10. »
Le substantif transfuge désigne la personne qui abandonne sa cause pour adhérer à une autre, ayant même à soutenir une cause adverse quand l’adjectif transfuge fait référence au sens militaire emprunté au latin. Voici donc un surmoi humoristique transfuge et transformé de dur maître potent en bon père gentil, celui du troisième temps de l’Œdipe qui permet à l’enfant le déclin du complexe en lui remettant « en poche tous les titres à s’en servir pour le futur11 ».
Dans son étude sur la série du surmoi, Jacques-Alain Miller retient en 1982 la fonction transfuge13 du surmoi dans l’humour. Il s’en servira plus tard pour distinguer structurellement l’humour et l’ironie car l’ironie exprime « que l’Autre n’existe pas, […] qu’il n’y a pas de discours qui ne soit du semblant14 ». L’humour au contraire, avec son surmoi transfuge, s’inscrit dans la perspective de l’Autre et de son savoir supposé.
Freud avait fait l’éloge d’un certain humour qui ne se résigne pas et qui défie. L’humour possède de la grandeur. Il peut nous faire rire ou seulement sourire mais il permet quelque chose d’élevé qui libère et donne de la dignité. La drôlerie de l’humour nous hisse au-dessus de l’impuissance de notre condition humaine. Cette élévation, produite par le surmoi gonflé et généreux, inspire quelque chose de sublime, « car sublime veut dire le point le plus élevé de ce qui est en bas15 ». Pour certains talentueux qui savent bien manier cet art, ceux-ci font de l’humour leur arme sublime !