Je ne te le fais pas dire ! Ce dire d’analyste, un dire de l’analyste Lacan, a fait événement pour son auditoire lors d’une conférence prononcée à Louvain en 1972[1]. Ce dire a fait date du fait de la présence d’un auditeur inattendu qui, l’ayant interrompu, lui a donné l’occasion de spécifier ce qu’est un langage afin de bien marquer la différence entre ce que veut dire habiter une langue ou plusieurs, et ce que comporte d’ambiguïté ce dire je ne te le fais pas dire[2] – lequel en tant que signifiant est équivoque. Si tout sujet a reçu un langage, celui que lui a parlé sa mère et dont il est le résultat comme désir, il en a un usage propre. Ce qui fait que pour un analyste, l’efficace de son intervention commence au niveau du langage et se poursuit au niveau de l’usage qu’il fait ou pas de l’équivocité du signifiant.
À cet égard, il s’agit ici d’interroger au cours de l’interlocution de Lacan avec l’auditeur qui l’a interrompu, ce qui l’a amené à prononcer par deux fois ce dire : « je ne vous le fais pas dire[3] », sans qu’il fasse interprétation, soit sans qu’il fasse équivoque.
La première fois, ce dire est constitutif d’un premier moment pendant lequel Lacan vise à tranquilliser ce sujet qui n’est pas hors langage, mais dont les propos ne parviennent pas à faire sens, et à l’accompagner en se faisant frère dans le malaise qu’il avoue. La deuxième fois, Lacan se sert de ce même dire, faisant apercevoir à son auditoire, à travers un court dialogue, comment ce dire non équivoque engage le sujet sur la voie d’un comment dire ? l’insupportable du réel qui l’envahit. Le premier « je ne vous le fais pas dire » apaise le sujet, le deuxième reconduit le sujet à sa langue[4], à sa façon de dire.
Au départ, donc, il y a un auditeur qui met de l’eau sur les notes de Lacan, qui veut « [s]’exprime[r] à [sa] façon ». Lacan le laisse dire, mais va qualifier ses « déclarations [d’]insurrectionnelles ». À la suite de quoi, cet auditeur évoque le malaise des étudiants, qui est aussi le sien, parce qu’il nous concerne tout aussi bien, sauf que lui ne le sait pas. « Au fond [dit-il], je n’ai pas grand-chose à dire […] encore quelque chose […] après, je m’en vais ». Lacan le retient gentiment en le faisant retourner à sa place, s’intéresse à son malaise, à « l’organisation » qu’il appelle de ses vœux, inventorie ce qu’il faut pour que fonctionne une organisation, bref il l’accompagne dans les conséquences du hors-sens, coupe court et énonce : « Je ne vous le fais pas dire. […] C’est là que j’en étais, parce que, figurez-vous que ce que vous êtes en train de raconter là, ça a comme un petit air ». Ils se renvoient leurs propos comme deux bons compagnons, Lacan accentuant leur similarité imaginaire comme dans une conversation de comptoir.
Mis en confiance, l’interlocuteur parle de lui, de « la volonté subjective », se livre : « C’est au fond, une chose que tout le monde comprend. » Lacan s’exclame : « Ah, je ne vous le fais pas dire, tout le monde comprend. »
Le dialogue prend un tour nouveau, s’affirme, Lacan se resserre sur les intérêts de son interlocuteur qui d’abord s’esquive : « j’ai dit ce que j’avais à dire ». Lacan ne le lâche pas : « Vous voyez comme vous aimez dire quelque chose ! » Il accompagne sa tentative de faire usage du langage, de produire un sens qui s’ouvre et se ferme en même temps sur sa division subjective, sur l’idée « que le sujet n’est jamais pleinement d’accord avec lui-même ».
Ce désaccord avec soi-même, entre son faire appel à l’Autre de l’amour et sa volonté de s’en détacher, le laisse en permanence divisé, l’épuise. Cet état le conduit à faire une « concession subjective », concéder à Lacan qu’il cherche « une organisation sociale qui […] satisfasse le mieux… ». Autour de cette recherche de bien-dire, Lacan fait préciser au sujet : « vous en êtes au mieux […] ce mieux, un superlatif ou un comparatif ? » – « un dépassement » répond l’interlocuteur – « le mieux […] c’est un superlatif » ponctue Lacan – « Le plus mieux » spécifie l’interlocuteur – « Ah […] c’est au plus mieux », poursuit Lacan, « Mais si, je parle de ça, […] du plus mieux ». Après ce dialogue sensationnel[5], le sujet, bien sûr, ne tarde pas à repartir sur son idée première : trouver une organisation efficace pour « que ça change ».
La leçon de Lacan aux analystes est de se garder du sens et de ses équivoques parce que déjà « la parole [est] comme créatrice du sens, qui se révèle en fin de compte n’être que le support de la jouissance[6] ».
[1] « Jacques Lacan : Conférence de Louvain », texte établi par J.-A. Miller, La Cause du désir, n° 96, juin 2017, p. 7-30.
[2] Lacan J., Entretien du 14 octobre 1972 à la télévision belge avec Françoise Wolff portant sur « Les grandes questions de la psychanalyse ». Cassette MK2 vidéo sous le titre : Jacques Lacan. Conférence de Louvain suivie d’un entretien avec Françoise Wolff.
[3] « Jacques Lacan : Conférence de Louvain », op. cit., p. 23.
[4] Cf. Miller J.-A., « L’interprétation à l’envers », La Cause freudienne, n° 32, février 1996, p. 12.
[5] Cf. « Jacques Lacan : Conférence de Louvain », op. cit., p. 20-26.
[6] Ibid., p. 28.