#6 Un dire qui fait événement

Comment la psychanalyse opère-t-elle ? C’est l’expérience d’une parole qu’un sujet adresse à l’analyste qui a le « devoir d’interpréter[1] ». Mais qu’est-ce qu’interpréter ? C’est ce que propose d’élucider le thème des 53e Journées de l’École de la Cause freudienne : « Interpréter, scander, ponctuer, couper ».

Lire autrement
La thèse lacanienne, selon laquelle l’inconscient est structuré comme un langage, éclaire le statut interprétable de l’inconscient. C’est en effet avec la linguistique que Lacan peut dire que le symptôme s’interprète dans l’ordre du signifiant. On se présente à l’analyste pour être soulagé de son symptôme en croyant que celui-ci veut dire quelque chose, qu’il est un message à déchiffrer. L’opération de la métaphore fait émerger le sens par la substitution d’un signifiant par un autre. Le symptôme est alors le « signifiant d’un signifié refoulé de la conscience du sujet[2] ». Ainsi, la vérité du symptôme « s’instaure de la chaîne signifiante[3] », S1-S2.

Alors, qu’en est-il de l’interprétation ? Elle n’est pas une reformulation de l’analyste qui chercherait à mieux dire cette vérité énoncée par l’inconscient. Elle n’est pas métalangage. L’analyste se doit de viser au plus proche de la singularité du cas et de ce qui est dit. S’il y a un devoir d’interpréter, c’est de lire ce qui est dit. Le bien-dire est du côté de l’analysant. Or, on ne dit pas toujours ce que l’on veut. On ne s’entend pas davantage parler. Il faut en faire l’expérience ! C’est bien de cela qu’il s’agit, faire l’expérience de la surprise éprouvée dans le corps d’une interprétation quand elle procure un effet de vérité, de l’ordre d’un « c’est ça ! », ou d’un « je ne l’avais jamais entendu ! ». Lire autrement ce qui est dit avec l’intention de dire provoque un écart entre l’énoncé et l’énonciation.

C’est par l’homophonie d’un signifiant, la grammaire ou la logique d’une phrase que cela passe, l’inconscient étant « assujetti à l’équivoque[4] » du fait même d’être habité par lalangue. Mais alors, comment ne pas surinterpréter ? La psychose nous l’enseigne, le signifiant est originairement « signifiant tout seul[5] », phénomène élémentaire ouvert à tous les sens. Scander une séance, ponctuer, souligner, isoler un énoncé sont autant de manières de serrer le sens infini qui file lorsque l’on parle ; dans la névrose aussi bien.

Voie de la perplexité
Faisons un pas de plus. Si le déchiffrage de l’enveloppe formelle du symptôme — par l’interprétation qui vise un effet de vérité — fait advenir des effets thérapeutiques, une analyse est aussi l’expérience d’une « jouissance opaque[6] » du symptôme qui exclut le sens et qui insiste. Le signifiant du symptôme qui recelait une vérité se révèle être « cause de jouissance[7] ».

En prendre acte ouvre un champ d’intervention qui n’est plus de l’ordre du déchiffrage, mais de la réduction du symptôme[8]. Pour l’assécher de sens, Jacques-Alain Miller nous invite à aller vers la voie de la perplexité[9]. Interpréter un signifiant comme « séparé des effets de signification[10] » relève de la coupure de la chaîne et vise à isoler le S1 tout seul.

L’interprétation devient alors un « dire qui fait événement[11] ». Ce qui est touché est la matière même du signifiant, la motérialité[12] de lalangue. Dès lors, le symptôme est noué à l’incidence de la langue sur le corps en tant qu’écriture de jouissance et devient pur événement de corps[13]. Il est désormais là pour qu’on en fasse un usage, déshabillé du sens qui a d’abord permis de faire exister le savoir inconscient et d’élever la chaîne signifiante à la dignité d’un symptôme.

L’interprétation de l’analyste prend au sérieux le réel qui s’itère dans l’existence, non pas en le considérant comme un dysfonctionnement, mais comme ce qui répercute la rencontre d’un bout de langue avec l’énigme du vivant d’un corps, pour en isoler la marque. L’acte de l’analyste s’origine d’une éthique acquise en tant qu’analysant, d’où surgissent, à l’occasion, les effets d’une singulière expérience, entre silences et dires qui s’édifient.


[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 252.
[2] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 280.
[3] Lacan J., « Du sujet enfin en question », Écrits, op. cit., p. 235.
[4] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 490.
[5] Miller J.-A., « L’interprétation à l’envers », La Cause freudienne, no 32, février 1996, p. 11.
[6] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, op. cit., p. 570.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 27.
[8] Cf. Miller J.-A., « Pièces détachées », La Cause freudienne, no 60, juin 2005, p. 166.
[9] Cf. Miller J.-A., « L’interprétation à l’envers », op. cit., p. 9.
[10] Ibid., p. 11.
[11] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 15 janvier 1974, inédit.
[12] Cf.Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », texte établi par J.-A. Miller, La Cause du désir, no 95, avril 2017, p.12-13 : « C’est, si vous me permettez d’employer pour la première fois ce terme, dans ce motérialisme que réside la prise de l’inconscient ».
[13] Cf. Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, op. cit., p. 569.

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