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Une Interprétation jaculatoire

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Un analysant soulignait une dimension fétichiste de son désir. Il était particulièrement sensible dans le décolleté des femmes au creux qui sépare les seins. Décrivant un jour en séance, comme il l’avait déjà fait à plusieurs reprises, sa mère comme une « sainte femme », épousant ainsi les principes religieux qui la guidaient, l’analyste interprète alors du tac au tac : « une sainte entre deux saints ». Rires… Cette interprétation est à plusieurs détentes. Elle fait d’abord coupure dans la chaîne habituelle du discours sur la mère comme sainte femme. Elle fait aussi surgir un effet de lecture et de révélation de l’inconscient. Les deux lectures du sein et du saint supposent l’instance de la lettre. L’interprétation vise en même temps l’objet, l’objet fétiche, et non l’objet sein. Si l’interprétation produit un effet de sens métonymique, c’est pour mieux faire apparaître l’objet fétiche dans son caractère irreprésentable. Pour autant, il ne cesse d’apparaître comme pure jouissance de la répétition. C’est là où se glisse l’objet a comme fente, hors représentation. Cette absence fait écho dans les termes freudiens au pénis maternel freudien qui n’existe pas.

Cette interprétation me semble résonner avec les propos de Lacan dans « L’étourdit ». Il soutient dans ce texte une thèse radicale sur la spécificité du discours analytique comme tel[1]. Ce serait le seul où s’abordent centralement les rapports du dire au dit. La pratique analytique suppose en effet de distinguer deux modes du dire : la demande et l’interprétation. Lacan subvertit ici les deux modes dégagés par Aristote et éclairés par Heidegger que sont la prière et le logos apophantikos[2].

La parole qui s’adresse dans la demande s’inscrit dans le fil de la prière, dans le « prier un autre[3] ». Ce mode de dire relève non pas de la logique propositionnelle mais des « attitudes propositionnelles ». L’interprétation apophantique au sens de Lacan est à saisir comme une subversion de l’interprétation classique du logos apophantikos[4] d’Aristote. Pour la traduction philosophique, l’affirmation apophantique d’une proposition est un mode de discours relevant du jugement, permettant d’affirmer et de séparer le vrai du faux. À rebours de la tradition philosophique, Heidegger a soutenu qu’il fallait entendre par apophantique un dire qui fait surgir la puissance créatrice du signifiant, qui « fait voir[5] » avant tout jugement sur le vrai et le faux[6]. Avant la logique du jugement, il met l’accent sur la révélation de la puissance du langage par la pure affirmation.

Lacan reprend cette perspective pour le discours analytique. L’interprétation est équivoque, elle fait entrevoir un sens opaque et maintient l’énigme de l’énonciation. Là où la philosophie essaie de déterminer un être par des attributs en termes de oui ou de non, de vrai ou de faux, le discours analytique interroge les rapports du dire au dit, au dit du sujet à un moment. En ce sens, Lacan reprend par la logique de la modalité apophantique ce sur quoi il avait toujours insisté. Le comble du sens se loge dans l’énigme. Il ajoute ceci : l’énigme est le nom de l’irréductible du dire au dit.

Dès le Séminaire I, Lacan évoquait le coup de baguette du maître zen chinois comme coupure pour affirmer que le langage est illusion et que seule compte la puissance de l’énigme qu’il recèle. La puissance du langage se révèle au cœur de l’énigme, non dans le jugement ni dans le sens. L’écriture de Lacan S1→S2 n’est pas de l’ordre de la complétude du sens mais de l’ordre du surgissement de l’énigme du sens. C’est ce qui s’obtient par l’interprétation rhétorique ou métaphorique. Dans les deux cas, l’effet de sens renvoie à une jouissance qui toujours échappe.

Lacan a accentué la puissance du signifiant comme tel au-delà de l’effet de sens. D’un côté le S2 va toujours plus du côté de l’énigme. De l’autre, la puissance du S1 comme tel s’affirme. Coupé du S2, s’accentue la pure vocalise, la jaculation et l’effet de sens réel. Le S1 jaculatoire de l’interprétation-coupure n’est pas celui de S1→S2. Il répond au S1 d’avant l’articulation de la chaîne. C’est une tentative de s’élever à la hauteur du signifiant tout seul, purement logique, qui marque la trace de la répétition de la jouissance. Notre exemple d’interprétation se veut sur cette voie.


[1] Je renvoie ici à cette citation centrale : « Je dis qu’un dire s’y spécifie de la demande dont le statut logique est de l’ordre du modal, et que la grammaire le certifie. Un autre dire, selon moi, y est privilégié : c’est l’interprétation, qui, elle, n’est pas modale, mais apophantique ». « L’étourdit », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 473.
2 Laurent É., « L’interprétation apophantique dans “L’étourdit” », Archives de psychanalyse, Paris, 1996, p. 50.
3 Heidegger M., Les Concepts fondamentaux de la métaphysique,Paris, Gallimard, 1992, p. 447.
4 Aristote, Organon, II,« De l’interprétation », Paris, Vrin, 1994, p. 84.
5 Heidegger M., Être et temps, Paris, Authentica, 1985, p. 45.

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