« Il me paraît difficile que les liens sociaux jusqu’ici prévalents ne fassent pas taire toute voix qui soutient un autre discours émergent »[1], pointe Lacan de sa voix. Dans la parole analysante aussi, « le discours du maître, le discours universitaire, voire le discours hystérico-diabolique [sic] » ne sont-ils pas susceptibles à tout moment d’« étouff[er] ce que je peux avoir de voix » ?
Certes, une phrase apparaît comme « marquante » pour l’analysant dans l’actualité de son dire, mais elle n’en demeure pas moins, la plupart du temps, comme engluée dans l’un ou plusieurs de ces trois discours définis comme liens sociaux. Elle y a une fonction démonstrative d’oracle dans le discours du maître, de savoir intangible dans le discours universitaire ou encore celle de désigner la prise dans le désir d’un Autre, l’instituant et le dénonçant dans le même mouvement.
Comment donc, pour l’analysant avec son analyste, en dégager la marque réelle, qui est celle de son énonciation même ?
Désengluer la marque réelle
Pour répondre à cette question, je ferai appel à deux phrases que Lacan isole à des moments cruciaux où il s’agit de dégager ce qui opère en fin de l’analyse, deux phrases où l’analysant s’adresse à l’analyste.
La première, à la toute fin du Séminaire XI, ponctue « la découverte de l’analyste » : « l’analysé dit en somme à son partenaire, à l’analyste – Je t’aime, mais parce qu’inexplicablement j’aime en toi quelque chose plus que toi – l’objet a, je te mutile »[2]. Pour mettre en valeur « un terme également essentiel de notre expérience », il dédouble ensuite cette phrase, qui prend la forme suivante : « Je me donne à toi, dit encore le patient, mais ce don de ma personne, …, mystère ! se change inexplicablement en cadeau d’une merde. »[3]
La même structure se retrouve dans ces deux phrases. Elles énoncent en effet un binaire grammatical – celui du transfert – « je » et « tu », articulés par les verbes « aimer » et « donner ». Surgit un point tiers ex-sistant à ce binaire – « quelque chose plus que toi », « ce don de ma personne », qui fait trou dans le narcissisme de l’amour, pour en livrer la consistance corporelle : effet de mutilation ou effet de déjection.
Lacan indique que c’est le désir de l’analyste qui permet de dégager une issue à ce nouage, en se dégageant lui-même de la place qu’il tend à incarner pour l’analysant, place du tiers idéalisé : en « déchoir pour être le support de l’a séparateur »[4]. Pour cela, il convient que l’analyste « ait des mamelles » et ne recule pas à être le « rebut de l’opération ».
Dans cette logique, Lacan dégage la marque de cette phrase, son point d’impact, à savoir « la béance que constitue la division inaugurale du sujet » : « c’est en ce point de manque que le sujet a à se reconnaître »[5].
L’épreuve d’un dénouement
La seconde phrase prêtée généreusement par Lacan à celui qui se nomme désormais « l’analysant » s’énonce dans son Séminaire XIX dans la forme suivante : « Je te demande de refuser ce que je t’offre, parce que ça n’est pas ça »[6].
La logique du tiers qui vient s’interposer grammaticalement entre la demande et l’offre ne s’appuie plus ici sur un point extérieur à l’énoncé, un point idéal, mais uniquement sur la présence de l’énonciateur que réalise la forme grammaticale de la négation « n’ », du « ça n’est pas ça »[7] ; le « refuser » ainsi fondé s’interpose alors en tiers entre « demander » et « offrir ». Mais est-ce bien « ce que » j’offre que je te demande de refuser ? N’est-ce pas plutôt « que je t’offre » ? Alors il suffit d’enlever l’offre, mais sans l’offre « qu’est-ce ça peut bien vouloir dire de demander de refuser » ? Le « c’est pas ça » ne désigne plus ici une consistance matérielle identifiable, mais l’appui logique de l’existence d’un trou qui lie ensemble les trois verbes dans un nœud.
Ce nœud s’explore de la façon dont Lacan en use dans cette leçon : « c’est à dénouer chacun de ces verbes de son nœud avec les deux autres que nous pouvons trouver ce qu’il en est de cet effet de sens en tant que je l’appelle l’objet a »[8]. Une analyse consiste alors « à prendre l’épreuve de ce dénouement » en se gardant de « boucher aisément la chose avec ce que tu désires ». La contingence a voulu que ce soit en ce point qu’« une charmante personne » présente à Lacan le nœud borroméen issu du cours du professeur Guilbaud[9] !
L’obscurci
Suivons ce fil, que nous offre Lacan à propos des phrases marquantes. Faisons l’hypothèse qu’une phrase ne s’affirmera marquante dans le discours analytique qu’à la mesure de l’épreuve de son dénouement dans la cure, révélant sa structure borroméenne de nouage du symbolique, de l’imaginaire et du réel, et de serrage de l’objet a.
En effet, pour qu’une phrase soit le lieu d’un dénouement dont l’épreuve indiquera la vraie fonction de l’objet et son articulation stricte avec la division du sujet, il suffit que cette phrase, dans le dire de son énoncé, en séance, réalise « le repérage de ce qui se comprend d’obscurci, de ce qui s’obscurcit en compréhension, du fait d’un signifiant qui a marqué un point du corps »[10].
Qu’est-ce qui obscurcit dans cette façon de suivre la structure borroméenne, si ce n’est que l’existence du symbolique, de l’imaginaire et du réel repose longtemps pour le névrosé sur un autre ternaire, mis en valeur par Lacan dans sa troisième conférence à Rome, celui de la foi, de l’espérance et de la charité[11]. En effet, l’analysant y croit, il en espère un plus de savoir et un plus-de-jouir.
Il est engagé dans le je-tu du transfert autour des verbes, des articulations grammaticales qui comptent pour lui. Oui, mais Lacan, dans cette même conférence, montre que « c’est pas ça », sans faire appel à aucun élément extérieur au nœud lui-même, pour autant qu’il s’explore d’un dire singulier.
La foire, l’aisseperogne, l’archiraté
Lacan montre cela en acte en créant un nouage qui lui est sien, constitué de trois nœuds qu’il nomme « la foire, l’aisseperogne, l’archiraté »[12], « en chiffonnant » ces signifiants majeurs qu’il a installé dans le discours courant.
La foire : dans le symbolique, pas de place gagnée d’avance, faut bousculer pour se loger dans le forum. Alors, toi qui es entré et qui veut sortir, lasciate ogni speranza, laisse toute espérance, laisse aussi la rogne contre le père, réduit à quelques rognures utiles.
Effectivement, c’est raté comme plan de carrière, et néanmoins architecturé et archivé : voilà ta marque, une rayure sur la carrosserie de ton carrosse devenu charrette, qui avance cahin-caha[13].
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 8 avril 1975, Ornicar ?, n°5.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil 1964, p. 241.
[3] Ibid.
[4] Ibid. p. 245.
[5] Ibid. p. 243.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, … ou pire, Paris, Seuil, 2011, p. 82.
[7] Ibid.
[8] Ibid. p. 90.
[9] Ibid. p. 91.
[10] Ibid. p. 151.
[11] Cf. Lacan J., La Troisième, Miller J.-A., Théorie de lalangue, Paris, Navarin éditeur, 2021, p. 31.
[12] Ibid.
[13] Cf. Lacan J., Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 565 : « LOM, LOM de base, LOM cahun corps et nan-na Kun ».