Les vérités marquantes
L’analyse freudienne est au service de l’émergence de vérités en attente d’une interprétation. Du fait du refoulement, ces vérités attendraient, dans l’inconscient, d’être révélées. L’amour de la vérité, selon l’expression de Freud, serait alors le soutien du transfert qui mènerait vers la production de ces vérités nouvelles pour le sujet. Ces vérités, dans leur fonction de remaniement, voire de rectification subjective, ne manquent pas d’être marquantes pour le sujet. La vérité est donc une opération de discours, elle s’entend dans la parole de l’analysant, et l’analyste peut en faire résonner le sous-texte. C’est une des versions de l’aphorisme de Lacan : « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend.[1] »
Jacques‑Alain Miller pointe néanmoins que, dans « l’expérience analytique, la vérité […] est variable, instable. Elle surgit à un moment donné pour s’éclipser ensuite, la fois suivante. On se retourne quelquefois avec le plus grand étonnement sur les vérités dont on s’est délesté[2] ». Le marquant de la phrase de vérité a un caractère évanouissant. Lacan n’hésite pas à dire : « Je l’ai laissée [la passe] à la disposition de ceux qui se risquent à témoigner au mieux de la vérité menteuse[3] ». Cela ne discrédite pas du tout la vérité, qui est ce dont on peut témoigner au mieux, mais fait valoir, que, devant le réel, devant le sinthome, elle pâlit, elle ne peut que mentir. En effet, le sinthome échappe au sens et à la vérité. « Dans une analyse, on va de vérités en vérités, dit J.‑A. Miller, et les vérités deviennent des erreurs, et les vérités deviennent des tromperies, et les vérités deviennent des méprises.[4] » Il y a donc un chemin de l’analyse qui va de vérités en vérités, de phrases marquantes en phrases marquantes, et puis, il y a un au-delà, un repérage de la jouissance propre du sujet, qui échappe à la vérité et qui n’est pas sans lien avec la passe et la traversée du fantasme.
Le fantasme, phrase marquante
À la suite de Freud, Lacan isole comme paradigme du fantasme une phrase marquante : un enfant est battu[5]. Ce n’est pas une phrase fixe, mais une phrase polymorphe. Elle se transforme pour dessiner petit à petit le fantasme ou, tout du moins, sa constitution. La première étape de la constitution de la phrase du fantasme est : le père bat un enfant haï par moi. La deuxième est : je suis battu par le père, puis des enfants sont battus par le père. Lacan fait valoir, dans La Logique du fantasme, la force de la formulation un enfant est battu, reprise dans la forme initialement moins strictement traduite : on bat un enfant. La construction en analyse et sous transfert de la phrase du fantasme, phrase marquante s’il en est, ne renvoie pas à une phrase prononcée, mais à une épure, une réduction. Cependant, elle n’offre aucune stabilité, aucune « vérité » quant au sujet de l’énoncé, du verbe, ou au complément. On passe de le père à des enfants, puis finalement à un enfant et au on, homothétique au ça dans la dimension impersonnelle de la formulation.
Philippe La Sagna rappelle que si cette phrase prend valeur de marque de jouissance, c’est qu’un objet y est attaché, le regard[6]. Il cite Lacan : « là-dessus vole ceci, impossible à éliminer, qui s’appelle le regard[7] ».
La phrase marquante du fantasme est une vérité menteuse au regard du réel qu’elle vise à dire, mais elle révèle, en son sein, une autre sorte de vérité, une vérité qui n’est pas dialectisée : l’objet a qui témoigne de cette marque de jouissance.
Le marquant
Tout au long de l’analyse/d’une analyse, le sujet produit donc des vérités nouvelles, issues de l’interprétation, phrases marquantes et pourtant évanouissantes. Une réduction de ces vérités s’opère, pour construire une phrase qui les supplanterait toutes, un mot, qui viendrait nommer le mode de jouir singulier, une phrase fantasmatique, marquante, mais instable quant à sa syntaxe et sa grammaire et découvrant en son sein l’objet a.
Là, c’est le corps qui prend le relais. Comment dire le corps ? Y a-t-il encore place pour des phrases marquantes ? Une phrase dit-elle la chose quand la marque n’est autre que la trace de l’objet a qui recouvre ou bouche ? Quand le corps se fait résonance, la chose peut-elle se dire à partir du raisonnement ?
Lacan avance, note J.‑A. Miller, que « l’interprétation efficace [est] peut-être de l’ordre de la jaculation[8] ». Dans « L’étourdit », il mentionne trois modes d’interprétation permettant la réduction des phrases marquantes jusqu’à la construction de la phrase du fantasme et le dégagement de l’objet : l’homophonie, la grammaire, la logique[9]. Chaque fois, ce qui est écouté est un au-delà de l’énoncé, une énonciation. Ce qui fait le marquant d’une phrase, au-delà de l’énoncé, des signifiants mêmes, au-delà de l’effet de vérité est peut-être précisément cela : la trace du corps dans le dit. La marque résonne alors dans l’énonciation de la phrase pour en livrer le marquant.
[1] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 449.
[2] Miller J.-A., « L’Un est lettre », La Cause du désir, n°107, mars 2021, p. 28.
[3] Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, op. cit., p. 573.
[4] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Nullibiété. Tout le monde est fou », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 11 juin 2008, inédit.
[5] Cf. Freud S., « Un enfant est battu », Paris, Payot & Rivages, 2019.
[6] Cf. La Sagna P., « Ce qui s’entend », blog des 54es journées de l’ECF, publication en ligne (journees.causefreudienne.org).
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, texte établi par J.‑A. Miller, Paris, Seuil/Le Champ freudien, 2023, p. 419.
[8] Miller J.‑A., « L’économie de la jouissance », La Cause freudienne, n°77, mars 2011, p. 146.
[9] Cf. Lacan J., « L’étourdit », op. cit., p. 491-492.