AccueilFRAYAGESRecracher la marque qui absorbe

Recracher la marque qui absorbe

image_pdfTéléchargerimage_printImprimer

« Les personnes viennent spécialement parler à un analyste des paroles qui leur ont été dites, ou qui ne leur ont pas été dites, quand ils les attendaient. […] On cherche ces marques-là, ces marques de parole, dans la psychanalyse. On les retrouve quand on les a oubliées, ou, quand on s’en est toujours souvenu, on trouve l’occasion de les expliciter, de les communiquer, d’en voir les conséquences à longue portée1».
« Amuse-toi bien ! » pourrait être l’une de ces paroles. La phrase, dans sa joyeuse banalité, fait surgir une scène pleine d’amour et de confiance. On l’imagine proférée sur le pas d’une porte à un enfant qui s’en va gaiement rejoindre ses amis. Mais lorsque Amuse-toi bien ! sont les derniers mots lancés par une mère avant qu’elle ne meure à son enfant devenu grand – et qui peut éventuellement les rapporter à son analyste –, alors la phrase apparaît dans toute la dimension d’une marque qui absorbe2, comme le déploie Jacques-Alain Miller. Les mots deviennent épingles qui fixent le sujet comme un papillon mort, pur impact du Che vuoi ? énigmatique de l’Autre, avec la charge de cette injonction qui mêle jouissance et pulsion de mort.

De l’inconscient travailleur au S1 dépareillé
Une analyse débute bien souvent à partir de ces « marques de parole », lorsque l’urgence pousse le sujet à venir dire à quel point il ne se reconnaît plus dans cette manière dont on a toujours parlé de lui, lorsque c’est tout l’appui identificatoire qui tremble, ces « semblants [qui] vacillent », ces signifiants que Lacan a nommés signifiants-maîtres au moment de sa formalisation des discours constituant le corps social.
L’association libre, sous transfert, permet alors de réinsérer ces signifiants dans une chaîne et de desserrer leur étau. Au Qui suis-je ? de l’identification dans le discours du maître, vient répondre le S2, l’inconscient qui travaille, qui analyse et introduit des conjonctions et disjonctions dans la chaîne langagière qui fourmille de sens ; il offre la possibilité de la réponse par le sujet barré et permet de gagner une marge de manœuvre à l’égard de ces signifiants. En revanche, le S1 tout seul isolé, coupé de tout S2, incrusté dans le corps, opère par le biais du symptôme et de sa compulsion de répétition : c’est comme s’il était aux commandes, ou plutôt que le sujet en était la marionnette. Au fil de l’analyse, le S1 issu de l’essaim de signifiants-maîtres s’extrait et se révèle « dépareillé », dans « son arbitraire».
Comment saisir que cet énoncé-là sera traumatique plutôt qu’un autre, comme le rappelle Carolina Koretzky3 ? « Pourquoi est-ce cette parole-là qui a vous a choppé comme ça ?4 », interroge J.-A. Miller.
Dans l’analyse aussi, « il y a des mots qui portent, et d’autres pas5 », c’est l’essence même de l’interprétation, comme l’avance Lacan, que la parole qui porte ne soit pas forcément celle qui sera entendue du côté du sens. À cet égard, Amuse-toi bien ! n’apparaît-il pas ici comme un syntagme presque hors sens, énigmatique et asémantique ? « C’est une parole qui révèle sa face de terreur, d’horreur, à l’occasion, qui est la parole même du surmoi, puisque ce n’est pas autre chose que “Jouis” qui ainsi résonne.6 »

Quand le signifiant se libidinalise
Cela n’est pas sans évoquer ce que Lacan élabore dès 1955 dans son Séminaire Les Psychoses, et plus particulièrement à propos de la façon dont, dans l’hallucination psychotique, dans les phrases interrompues de Schreber précisément, un bout de phrase se détache de la chaîne, s’isole et s’investit d’une véritable charge libidinale7, « les mots [ayant] pris pour le sujet ce poids si particulier. Nous appellerons cela une érotisation8». Lacan ira jusqu’à dire qu’une telle érotisation est bien présente, au-delà de l’hallucination, dans l’injure, mais également le mot d’amour, qui est « toujours une rupture du système du langage » : « Quand le signifiant se trouve ainsi chargé, le sujet s’en aperçoit très bien. »
Un tel passage ne résonne-t-il pas avec des accents très contemporains à nos oreilles formées par J.-A. Miller à la dimension de jouissance du langage développée par Lacan dans son tout dernier enseignement ? Il permet en tout cas d’éclairer singulièrement pourquoi tel signifiant, produit d’une « chaîne brisée9», peut à l’occasion se détacher et faire irruption dans le réel. Ainsi en va-t-il de l’insulte dont Lacan a montré à quel point « elle s’avère […] être du dialogue le premier mot comme le dernier10 », dialogue auquel il n’y a rien à ajouter quand le sujet est assigné à l’objet déchet qu’il incarne dès lors pour l’autre11 qui profère le pire des Tu es.
On saisit mieux alors les affinités du signifiant érotisé et de « l’objet indicible12 », comme le nomme Lacan, indicible objet dans lequel le sujet peine à se reconnaître, préférant s’attacher, pour donner de l’étoffe au vide de son manque-à-être, aux premiers mots que l’Autre aura posé sur lui : « Comment [le sujet] reconnaîtrait-il ce vide, comme la Chose la plus proche […] ? Plutôt se plaira-t-il à y retrouver les marques de réponse qui furent puissantes à faire de son cri appel.13 »

Au terme
« C’est peut-être seulement au terme d’une analyse que l’on peut supporter la parole “amuse-toi bien” – qui peut être une bonne parole.14 » Et ce n’est sans doute qu’au terme d’une analyse que le sujet a chance de pouvoir « recracher la marque qui l’avait absorbé15 » et d’être en mesure d’affirmer « Je suis ce que je jouis16», non comme une revendication identitaire empreinte de cynisme, mais comme l’acceptation de ce il y a qui a animé le sujet et avec lequel il a trouvé à se débrouiller dans l’existence.

1Miller J.-A., « Quand les semblants vacillent », La Cause freudienne, n°47, 2000, p. 4.
2Cf. Ibid.
3 Cf. Koretzky C., « La marque et le poids », 17 juin 2024, Frayage, disponible sur le blog des J54.
4Miller J.-A., « Quand les semblants vacillent », op. cit., p. 10.
5Lacan J., « Le phénomène lacanien », Essaim, no 35, septembre 2015, p. 147.
6Miller J.-A., « Quand les semblants vacillent », op. cit., p. 9.
7Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 249.
8Ibid., p. 67.
9Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 535.
10Lacan, J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 487.
11Cf. Miller J.-A., « L’Orientation lacanienne. Le Banquet des Analystes », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 6 décembre 1989, inédit.
12 Lacan J., « D’une question préliminaire…», op. cit., p. 535.
13Lacan J., « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », Écrits, op. cit., p. 679.
14Miller J.-A., « Quand les semblants vacillent », op. cit., p. 9.
15Ibid., p. 4.
16Ibid., p. 7.

Article précédent
Article suivant

DERNIÈRES PUBLICATIONS