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Entaille primordiale et surmoi

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Que le signifiant imprime sa marque sur le corps comme surface d’inscription, c’est ce qui constitue la condition du parlêtre, de cet « animal à stabitat qu’est le langage[1] ». Sans phrases marquantes, point de parlêtre !

Débris de langage
Et qu’est-ce que le parlêtre sinon un être qui fut marqué par des débris de langage issus de « l’apprentissage que le sujet a subi d’une langue entre autres, qui est pour lui lalangue[2] ». Au début était le Verbe signifie que, pour tout un chacun, il y eut, au début de la vie, des phrases marquantes sans aucune portée de sens, des énoncés primordiaux qui ont fait événements de corps dans leur portée de hors-sens. Nul besoin, dit Lacan, des énonciations effectives « pour que notre conduite, nos actes éventuellement s’inscrivent du cadre de certains énoncés primordiaux. S’il n’en était pas ainsi, qu’en serait-il de ce que nous retrouvons dans l’expérience, et spécialement analytique […], qu’en serait-il de ce qui se retrouve pour nous sous l’aspect du surmoi ?[3] »

Ferrer le réel ?
C’est ensuite qu’apparaissent des constructions discursives, qui ne sont qu’adjonction de sens à cet événement primordial – c’est cette mise en forme signifiante secondaire qui installe le trauma. Ces phrases supplémentaires qui ajoutent une signification offrent « l’espoir de ferrer, elle, lalangue, ce qui équivoque avec faire-réel[4] ». Mais aucune phrase supplémentaire ne pourra jamais rejoindre le hors-sens de l’événement de corps – là réside le moteur de l’association libre.
Lacan note que, si Freud s’imaginait que le vrai était le noyau traumatique, ce « soi-disant noyau n’a pas d’existence réelle[5] ». La psychanalyse ne peut que faire vrai, c’est-à-dire ne peut qu’attraper quelque chose dans l’espoir de faire réel. Donc, le vrai n’est pas le noyau traumatique, et le réel n’est pas accessible. Reste l’espoir de ferrer le réel.

Sceau hors sens
Penchons-nous sur ces phrases marquantes sans aucune portée de sens qui initient la position fondamentale du sujet. Ce développement se situe dans ce que Jacques-Alain Miller a nommé « Le tout dernier enseignement ». Mais, dès le premier enseignement de Lacan, nous trouvons une amorce de ce qu’il déploie dans les années soixante-dix. Il y souligne déjà l’importance de ce « surmoi tyrannique, [qui] représente à lui seul, même chez les non-névrosés, le signifiant qui marque, imprime, laisse le sceau chez l’homme de sa relation au signifiant[6] ».

Construire un surmoi typique ou pas
Relisant la dernière leçon du Séminaire IV, je me suis arrêté sur l’évocation par Lacan de la constitution d’un surmoi typique.
La position sexuée que Lacan prédit au petit Hans est de devenir « comme un objet fétiche », identifié au phallus de la mère et qui n’a plus rien à « montrer que sa jolie stature de petit Hans ». Il aime les filles, mais sans doute ne pourra-t-il s’y avancer autrement que dans une position passivée, que Lacan réfère à la position de dandy des jeunes hommes de la génération d’après-guerre « qui attendent que les entreprises viennent de l’autre bord – qui attendent, pour tout dire, qu’on les déculotte. Tel est le style dont je vois se dessiner l’avenir de ce charmant petit Hans, tout hétérosexuel qu’il paraisse[7] ».

Signifiance pure
Ce qui fait défaut à Hans, c’est précisément la constitution d’un « surmoi typique », que Lacan assimile à l’intervention du père réel, jusqu’à faire résonner une opération quasi forclusive en parlant de « Verwerfung œdipienne ». Le franchissement du complexe de castration ne peut être pleinement assumé par le sujet que s’« il se produit une identification avec une sorte d’image brute du père, image portant les reflets de ses particularités réelles dans ce qu’elles ont de pesant, voire d’écrasant[8] ». Pas de phrase significative à ce niveau, mais de la signifiance pure.
Reportons-nous plus avant dans ce Séminaire : « La fin du complexe d’œdipe est corrélative de l’instauration de la loi comme refoulée dans l’inconscient ». Ce refoulement dans l’inconscient rend cette loi permanente en tant que symbolique. Tel est ce que chacun retient de la fonction Nom-du-Père délivrant la signification phallique. Mais Lacan insiste ici pour dire que cette loi « est aussi basée dans le réel, sous la forme de ce noyau que laisse derrière lui le complexe d’œdipe – […] forme réelle […] de la conscience morale – que nous savons être incarné chez chaque sujet sous les formes les plus diverses, les plus biscornues, les plus grimaçantes – qui s’appelle le surmoi[9] ».
Lacan précise que l’enfant « ne peut entrer dans cet ordre de la loi que si, au moins un instant, il a eu en face de lui un partenaire réel, […] quelqu’un qui lui répond ». Et c’est ce qui justifie le mythe de Totem et Tabou qui « est fait pour nous dire que, pour qu’il subsiste des pères, il faut que le vrai père, le seul père, le père unique, […] ce soit le père mort. Bien plus – que ce soit le père tué[10] ». Mais, s’il n’y a personne qui répond, personne qui vient incarner symboliquement ce père terrible sans l’être, il ne peut y avoir de formation d’un surmoi typique. À la place, vient un Idéal du moi biaisé, qui est l’idéal maternel, l’identification au phallus maternel.

Autres partenaires de phrases marquantes
Mais où donc Hans a-t-il alors été chercher ce partenaire réel tout en puissance de phrases marquantes ? Eh bien, chez la mère du père, sa grand-mère paternelle, celle que le père allait visiter chaque dimanche. Hans est ainsi « fille de deux mères[11] », dit Lacan. Et en ce point il opère un rapprochement avec Léonard de Vinci, chez qui il observe également ce rapport à l’idéal maternel, ainsi que ce dédoublement entre la mère comme telle et une instance féminine supérieure, sainte Anne.
Le vrai partenaire de la femme n’est pas l’enfant, mais son propre manque. Lorsque Freud parle de mère phallique ou de femme phallique, c’est en tant que l’enfant est dans un rapport de dépendance avec ce manque. L’enfant isolé dans la confrontation duelle avec la femme se trouve « lié à une mère qui est d’autre part liée sur le plan imaginaire au phallus en tant que manque[12] ».

Vaporiser les phrases marquantes ?
Si le père est aujourd’hui devenu vapeur[13], comme le souligne J.-A. Miller, ce qui est ainsi vaporisé, c’est non seulement l’apport signifiant qui vient nommer le désir de la mère, mais, en deçà, ce sont les phrases marquantes hors sens qui déjà venaient dire que non à la jouissance en percutant le corps.
Penser, comme le prône une certaine éducation dite positive, que toute parole doit faire l’objet dès le plus jeune âge d’une explicitation étendue, qu’on ne peut opposer à l’enfant un C’est ainsi parce que c’est ainsi, relève d’une rêverie où tout serait résorbable dans le langage. C’est négliger que les phrases réellement marquantes sont celles qui ont percuté l’être de vivant avant que ne se réalisent les adjonctions de sens dont la fonction est de voiler l’entaille signifiante primordiale qui fait inexister la rencontre jamais accomplie entre les sexes.

 

 

[1] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 474.
[2] Lacan J., « Vers un signifiant nouveau », texte établi par J.-A. Miller, Ornicar ?, n°17/18, printemps 1979, p. 12.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 11.
[4] Lacan J., « Vers un signifiant nouveau », op. cit.
[5] Ibid.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La Relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 212.
[7] Ibid., p. 414.
[8] Ibid., p. 415.
[9] Ibid., p. 211.
[10] Ibid., p. 210.
[11] Ibid., p. 417.
[12] Ibid., p. 426.
[13] Cf. Miller J.-A., « Le père devenu vapeur », Mental, n°48, novembre 2023, p. 13-16.

 

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