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Mieux cerner la marque

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Dans son témoignage de passe, Fabian Fajnwaks nous fait part de l’importance d’une phrase ayant accompagné sa venue au monde. Cette phrase l’a marqué. Elle est oraculaire. Telle le sort d’une mauvaise fée se penchant sur le berceau du nouveau-né, elle énonce un destin funeste.
Citons ce témoignage : « j’étais né avec une “triple circulaire” et une infection pulmonaire […]. Selon les dires parentaux, j’ai failli mourir au deuxième jour de vie et une infirmière m’aurait sauvé la vie. L’obstétricien, maladroit, aurait alors dit à mes parents angoissés : “Cet enfant sera un idiot”[1] ».
La première conséquence de ce sort est de provoquer l’angoisse de la famille et de structurer le fantasme de la mère : « Placé au centre des regards de la famille, et en réponse à la demande angoissée de l’Autre, la marche et la parole ont tardé à venir […] Un léger zozotement est le reste de cette marque dans le corps de l’être parlant avec difficulté que je fus. Ma mère assurait qu’elle comprenait tout ce que je disais […] le névrosé que j’étais devenu avait traduit l’oracle de l’obstétricien en un je ne suis ni idiot ni intelligent… mais les deux à la fois. J’en fis un énoncé du surmoi ».
En effet, le sujet transforme cet énoncé en « un point extérieur qui manifeste la division du sujet, qui impose une loi absurde[2] », celle d’avoir à donner en permanence des gages de ne pas être idiot, par exemple. Son isolement permet de le distinguer et du fantasme, et du symptôme, et de l’effet d’effacement du texte du rêve, où le rêveur est à toutes les places. Il l’instaure dans la série des dits premiers, oraculaires, à une place particulière[3].

La phrase marquante n’est pas un fantasme
Le fantasme freudien a pour paradigme la formule Un enfant est battu, issue du recueil de fantasmes masochistes de névrosés en analyse, et spécialement de patientes femmes, et encore plus précisément de Anna Freud. Ce texte de 1919 fait date dans la clinique psychanalytique des perversions, puisque Freud y démontre pour la première fois qu’elles ne sont pas déductibles du fonctionnement pulsionnel, mais organisées par la structure œdipienne.
D’abord la figure du père n’apparaît pas. « Il y a quelque chose dans ces fantasmes qui, d’une manière remarquable, demeure impossible à déterminer, comme si la chose était indifférente.[4] » Freud dégage ensuite une seconde phase où, dans un double mouvement, l’auteur du fantasme disparaît, s’efface, est substitué par un autre, tandis que le fustigateur indifférencié est nommé comme le père. « L’enfant battu n’est jamais le même que l’auteur du fantasme, c’est régulièrement un autre enfant […]. Le fantasme n’est donc sûrement pas masochiste ; on serait tenté de le qualifier de sadique, seulement on ne peut négliger le fait que l’enfant auteur du fantasme n’est jamais non plus lui-même celui qui bat. On ne voit pas clairement tout d’abord qui est en réalité la personne qui bat. […] Cette personne adulte et indéterminée pourra par la suite être reconnue d’une façon claire et univoque comme étant le père ».
La nomination de celui qui bat est décisive pour Freud, dans la mesure où, précisément, elle est inaccessible : « Cette seconde phase est la plus importante de toutes et la plus lourde de conséquences. Mais on peut dire d’elle en un certain sens qu’elle n’a jamais eu une existence réelle. Elle n’est en aucun cas remémorée, elle n’a jamais porté son contenu jusqu’au devenir conscient. Elle est une construction de l’analyse, mais n’en est pas moins une nécessité.[5] »
La caractéristique de la phrase du fantasme, c’est que nul n’y est vraiment nommable, que ce soit celui qui agit ou celui qui est battu. « La personne propre de l’enfant auteur du fantasme ne reparaît plus dans le fantasme de fustigation. Pressées de questions les patientes répondent seulement : vraisemblablement, je regarde. Au lieu d’un seul enfant battu, on a maintenant affaire la plupart du temps à beaucoup d’enfants. » L’effet de disparition du moi, central dans le dispositif fantasmatique, est à l’inverse de la phrase marquante qui vise le sujet. Celui qui prononce la phrase n’est jamais oublié ou déplacé ; celui qui est visé non plus.

La phrase marquante n’est pas l’enveloppe formelle du symptôme
Dans le cas de la phrase marquante, nous sommes d’emblée confrontés à la dimension formelle d’un énoncé traumatisant.
Nul besoin de l’ascèse dégagée par Lacan dans son approche du symptôme dans la trace du pas chez Clérambault. Cette « enveloppe formelle[6] », Lacan l’introduit dans le fil clinique qui lie l’automatisme mental de Clérambault aux déclinaisons grammaticales de Freud, aussi bien dans la matrice du symptôme de l’amour paranoïaque – Je l’aime (lui), un homme – que dans le fantasme Un enfant est battu. L’enveloppe formelle du symptôme est une sorte de matrice logique du développement propre au cas. Rappelons que dans « Les complexes familiaux », Lacan définit déjà l’imago comme une image possédant une dynamique de développement. Ce développement inclut en son horizon un impossible à écrire, un trou.
Lacan propose, dès 1953, d’inscrire le langage dans un espace fermé particulier : le tore, « forme tridimensionnelle […] pour autant que son extériorité périphérique et son extériorité centrale ne constituent qu’une seule région[7] ». Ce modèle présente la particularité de désigner un intérieur qui est aussi à l’extérieur. Le tore est la forme de l’espace la plus simple incluant un trou. En un premier sens, donc, le trauma est un trou à l’intérieur du symbolique. Il est au départ et à l’horizon des développements formels que prend le symptôme. Il permet de figurer le réel en exclusion interne au symbolique. Le sujet ne peut répondre au réel si ce n’est par un symptôme, avec la pluralisation grammaticale qu’il implique.
La phrase marquante n’est pas réponse du sujet, elle est ce qui vient s’imposer à lui, aussi extérieure que le surmoi. Contrairement à la dynamique du symptôme, elle est avant tout statique, même si sa marque se lit différemment au cours de l’analyse.

Une ampliation à préserver
Ni phrase du fantasme ni enveloppe formelle du symptôme, la phrase marquante est un élargissement de notre vocabulaire clinique. Il est précieux de ne pas la rabattre sur d’autres aspects de la façon dont le discours s’empare des corps. Elle permet de mieux cerner ce que Lacan nomme la marque.

[1] Fajnwaks F., « Un si triste regard », La Cause du désir, n°92, mars 2016, p. 155.
[2] Miller J.-A., « Sur “Kant avec Sade” », Quarto, n°136, avril 2024, p. 15.
[3] Cf. Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 808.
[4] Freud S., « “Un enfant est battu”. Contribution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles », Névrose, Psychose et perversion, Paris, PUF, 1988, p. 224.
[5] Ibid., p. 225.
[6] Lacan J., « De nos antécédents », Écrits, op. cit., p. 66.
[7] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, op. cit., p. 321.

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