Un peu profond ruisseau…, le dernier ouvrage de Catherine Millot, revêt une place singulière dans son œuvre. À partir d’une phrase marquante, elle situe un point de rebroussement d’où elle revisite son parcours quant à la vie, la mort, la solitude et la fonction que l’écriture occupe pour elle.
Écho
Millot relate qu’invitée en 2011 à une conversation à Bruxelles à propos de son livre O Solitude[1], la parole d’une intervenante fait mouche : l’Autre dont elle parle dans son livre est « investi d’une puissance de destruction[2]». Elle donne à cette remarque valeur d’interprétation. S’ordonne alors autrement la construction fantasmatique.
Par effet d’association, un rêve de l’adolescence, teinté d’une extrême angoisse, lui revient : « on m’avait condamnée à mort[3] ». Elle lit alors que sa réponse se situait du côté d’une certaine « érotisation de la mort ». Consentir à mourir la plonge dans un apaisement, plus encore « une liberté intérieure inédite ». Ce rêve de condamnation à mort se présentait pour elle comme une énigme, suscitant un désir de savoir.
Condamnée ?
Un souvenir surgit. À la naissance, elle a frôlé la mort par une forte fièvre due à un ictère et avait été « condamnée par la Faculté[4] », selon les mots de sa mère. Le médecin avait préparé celle-ci, accouchée au domicile, à la mort de l’enfant.
C. Millot se souvient avoir interrogé, au début de son analyse avec Lacan, le poids destinal de ces paroles maternelles, qu’elle lisait comme vœu de mort. L’analyste avait acquiescé.
Puis au cours de l’analyse, elle se demande si sa mère avait « réellement désiré » sa mort. « N’avais-je pas fait mienne cette “condamnation”[5] ». Ce vœu de mort, « c’est de mon côté [que l’analyste] l’avait pointé[6] ».
Dès lors, ce n’est plus tant l’Autre qui est en cause dans un désir de mort à son endroit que la part qu’elle-même y prend.
Marque en creux hors sens
Bien plus tard, C. Millot a « failli mourir du coronavirus[7] ». Si cette formule se répète, Un peu profond ruisseau… se fait l’écho d’une nouvelle lecture où s’engage plus encore sa responsabilité, dans l’après-coup de ce qu’avait pointé l’analyste.
S’éprouve encore « une proximité paisible avec la mort[8] », mais le livre témoigne d’une déconstruction à partir de la phrase de Bruxelles. L’Autre perd de sa consistance, de son absolu.
Tandis que les paroles maternelles faisaient destin, elle repère que « les effets de la parole s’exercent en toute indépendance […] et de manière en quelque sorte automatique. Redoutable est l’autonomie du signifiant […] l’automatisme de répétition dans lequel [Freud] voyait l’essence de la pulsion de mort[9] ». Elle écrit poétiquement l’effet de la marque de l’Autre dans la question du désir : « le désir de vivre est l’héritier du désir parental ». Et de souligner qu’un au-delà se fait jour : « La liaison d’Eros et de Thanatos, lorsqu’elle échoue, laisse la marque en creux d’un défaut vital[10] ». Il n’y a pas de rapport sexuel, il n’y a pas de vérité et de sens dernier pour expliquer le mystère du parlêtre.
Lecture après-coup
Aussi lit-elle, à rebours, que, dans l’écriture, elle a cultivé ce désir de mort, source d’une « obscure satisfaction[11] ». Elle passe là d’un qu’est-ce que ça veut dire à qu’est-ce que ça satisfait : une jouissance à l’œuvre, absolue, celle de n’être rien pour que l’Autre soit tout. Assèchement du sens, réduction du pathos, « mise à nu[12] », écrit-elle. Elle cherchait dans ses auteurs favoris, dans le transfert, dans l’écriture, des réponses. C’est un constat d’échec.
Mais la contingence de sa « rencontre du coronavirus » la saisit : une nouvelle logique lui apparaît, qui la conduit à « rouvrir le dossier[13] » de cette « condamnation ». En danger de mort, elle découvre « des ressources pour l’affronter, une force de vie au sein de la faiblesse même[14] ».
[1] Millot C. O Solitude, Paris, Gallimard, 2011.
[2] Millot C. Un peu profond ruisseau…, Paris, Gallimard, 2021, p. 39-40.
[3] Ibid., p. 47.
[4] Ibid., p. 51.
[5] Ibid.
[6] Ibid., p. 58.
[7] Ibid., p. 10.
[8] Ibid., p. 38.
[9] Ibid., p. 63.
[10] Ibid., p. 56.
[11] Ibid.
[12] Ibid., p. 65.
[13] Ibid., p. 66.
[14] Ibid., p. 38.