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« Nous devons tous représenter »

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« Nous devons tous représenter » : cette phrase du jeune André Gide en forme de maxime, voire de commandement, comptait tellement pour lui qu’il la donnait pour le « pur secret de [s]a vie[1] ». Nommément dans ses mémoires intitulées Si le grain ne meurt, elle est aussi déclinée ailleurs en des termes proches et toujours dans le style d’un impératif catégorique[2].

Gide la date de sa jeunesse avant son premier voyage en Algérie et son mariage avec Madeleine. Il venait de publier à compte d’auteur son premier livre, Les Cahiers et les Poésies d’André Walter, et il fréquentait les salons symbolistes d’Hérédia et de Mallarmé. Il y rencontra un journaliste hâbleur et sentencieux qu’il qualifiait aussi de roquentin, lequel considérant que l’« œuvre de chaque auteur doit pouvoir se résumer dans une formule[3] », lui intima de dire la sienne. Pressé par ce personnage, le jeune Gide dit avoir articulé, « d’une voix blanche » et « tremblant d’une vraie fureur », cette formule tellement énigmatique qu’il la fait suivre dans son texte d’une page explicative.

Il insista notamment sur l’impérieuse nécessité des « morales particulières », le fait que « chaque élu, avait à jouer un rôle sur la terre, le sien précisément et qui ne ressemblait à nul autre ». Et pour que l’on comprenne bien qu’il n’était pas question seulement d’idéal, il rajouta ceci, à entendre sur le fond de son voyage imminent en Algérie où se décida son homosexualité : « Au vrai, j’étais grisé par la diversité de la vie, qui commençait à m’apparaître, et par ma propre diversité ».

Représenter jusqu’à l’irreprésentable

Cette phrase ainsi énoncée fut pour lui marquante en ce qu’il consacra la majeure partie de son œuvre à représenter sa vie. Plus précisément, son œuvre reprenait en les formalisant les épisodes de sa vie qui lui paraissaient les plus importants, et qui, chose notable pour quelqu’un qui arbora haut et fort l’étendard de l’homosexualité, concernaient surtout son rapport aux femmes – sa mère, sa tante, sa femme que Lacan qualifie de « trio de magiciennes fatidique[4] ». Si son œuvre est sans autre vrai personnage que lui-même, c’est un lui-même éminemment singulier qui fait monde, ou, plus exactement, structure. Gide dépassa largement le niveau de la description moïque, puisqu’il parvint à refléter sa structure jusqu’à son réel irreprésentable – le style de Gide, comme le dit Jacques-Alain Miller, vaut ainsi « comme solution à son symptôme[5] ».

Masque

Le phénomène spécifique gidien est, selon Lacan, celui de la Spaltung freudienne, c’est-à-dire d’une irréductible division qu’il caractérise aussi de refente. Il y avait ainsi deux Gide. Le premier fut mortifié dans le rapport à sa mère, dont l’amour, identifié aux commandements du devoir, et la jouissance, réduite à son abnégation, n’eurent sur lui qu’une incidence négative, que Lacan qualifie de soustraction symbolique. Le second était en revanche pourvu d’un phallus bien vivant, trop vivant, au sens où il jouait sa partie tout seul et hors la loi. J.-A. Miller rendit compte de cette conjoncture par le mathème suivant (-)|φ – écriture originale, puisque une barre sépare la castration du phallus, l’amour du désir, installant ainsi une faille au cœur de l’être gidien[6]. L’écriture égologique de Gide posait sur cette faille un masque, celui de l’écrivain qui s’observe et se raconte, mais un masque, précise Lacan, qui reste « ouvert à un dédoublement» [qui se répercute] à l’infini [7] » – c’était l’enjeu et la limite de son premier livre Les Cahiers et les Poésies d’André Walter.

Fétiche

Lacan rajouta à cette construction un autre aspect de l’écriture gidienne qui échappait aux critiques, voire à Gide lui-même, celui du réel qu’il situait dans la correspondance que celui-ci entretint avec sa femme, Madeleine, depuis son adolescence jusqu’en 1918. Il s’agissait effectivement d’un objet étrange, car il occupait le vide laissé par le désir dans l’amour – c’est avec une innocente ironie sans doute que Gide pouvait écrire pour Madeleine dans ses Cahiers d’André Walter : « j’aimais t’aider et te voir diligente ; nous montions dans la lingerie si grande – et parfois, tandis que tu rangeais le linge, je t’y poursuivais d’une lecture commencée[8] ». Mariage blanc ne signifie pas nécessairement mariage vide, puisqu’ils trouvèrent dans cette correspondance un objet faisant objection au non-rapport sexuel et une satisfaction particulière – un irremplaçable signe d’amour pour elle ; une façon de jouir d’elle via la lettre pour lui, soit un fétiche.

En 1918, Gide aima pour la première et unique fois un garçon en dehors d’elle. S’estimant trahie, Madeleine fit de cette correspondance un autodafé dont les conséquences révélèrent la réelle importance de cet objet pour chacun d’eux. Madeleine s’enfonça alors un peu plus dans son altière solitude tandis que Gide resta durablement dévasté. « Peut-être n’y eut-il jamais plus belle correspondance[9] », écrivit-il, tout en n’hésitant pas à la comparer à un enfant – comme l’indique Lacan, Gide ne reconnut jamais dans l’acte de Madeleine celui de Médée.

Il n’en ressortit pas intact comme en témoigne le changement notable de son style. La part littéraire de son œuvre se réduisit au profit du témoignage toujours plus accentué, à l’instar de son Journal et de textes engagés, Voyage au Congo, Retour de l’U.R.S.S. – plus actuel que jamais – ou encore Corydon.

Il reste qu’il essaya jusqu’à la fin de sa vie de tirer au clair ce qui avait bien pu se passer, et qu’il ne comprenait pas, entre lui et Madeleine. Il fit même quelques séances d’analyse avec une sympathique, mais inefficace pionnière, Eugénie Sokolnicka, dont on trouve un écho dans Les Faux-monnayeurs. Il écrivit surtout après la mort de Madeleine un petit texte terrible, l’un des sommets de son œuvre, Et nunc manet in te, dont le titre évoque le châtiment d’une peine éternelle pesant sur Orphée coupable d’avoir condamné Eurydice à retourner aux enfers. Pour Gide, la peine non moins éternelle était d’apercevoir enfin le sort auquel il avait condamné Madeleine en la forçant à mener par amour pour lui une existence mortifiée.

Désir

« Nous devons tous représenter » évoque aussi la place que ménageait Gide à l’Autre, soit son destinataire. La thèse de Lacan est que Gide, identifié à son être de mort, s’adressait surtout à l’Autre de la postérité, à celui qui d’être au-delà de la mort individuelle se confond avec elle. Soucieux de sa biographie à venir, il voulut aussi et surtout vivre sa vie du point de vue où elle sera écrite – il ne s’agissait pas seulement pour lui de représenter sa vie, mais de la vivre selon la représentation que le biographe pourra en donner. Jean Delay fut en quelque sorte son instrument, et la psychobiographie qui en résulta, La Jeunesse d’André Gide[10], son désir – le succès de ce livre en indique aussi la limite, c’est-à-dire qu’il n’y a de psychobiographie qui vaille que celle qu’a voulue celui qui s’en fait l’objet.

Gide écrivit donc pour nous, et aspira même à ce que nous écrivions sur lui, le « mouvement de cette main [celle de Gide] n’est pas en elle-même, écrivait Lacan, mais en ces lignes, les miennes, qui ici continuent celles que Gide a tracées[11] ». « Nous devons tous représenter » est donc la phrase marquante de celui que Lacan nomme aussi un « homo litterarius achevé[12] ».

[1] Gide A., Si le grain ne meurt, in Souvenirs et voyages, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 2001, p. 262.

[2] « Nous vivons pour manifester, point pour vivre » (Gide A., « Nous vivons pour manifester, point pour vivre », Les Cahiers et les Poésies d’André Walter, Paris, Gallimard, 1986, p. 120) ; « Nous n’avons de valeur que représentative » (« Littérature et morale », Journal, t. 1, 1887-1925, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1996, p. 256).

[3] Gide A., Si le grain ne meurt, op. cit., p. 262.

[4] Lacan J., « Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 763.

[5] Miller J.-A., « Sur le Gide de Lacan », La Cause freudienne, n°25, septembre 1993, p. 8.

[6] Cf. ibid., p. 30.

[7] Lacan J., « Jeunesse de Gide… », op. cit., p. 757.

[8] Gide A., Les Cahiers et les Poésies d’André Walter, Paris, Gallimard, 1986, p. 48.

[9] Gide A., Et nunc manet in te suivi de Journal intime, Neuchâtel, Ides et Calendes, 1947, p. 83, note, cité par J. Lacan, in « Jeunesse de Gide… », op. cit., p. 762.

[10] Delay J., La Jeunesse d’André Gide, Paris, Gallimard, vol. I & II, 1956 & 1958.

[11] Lacan J., « Jeunesse de Gide… », op. cit., p. 764.

[12] Ibid., p. 743.

 

 

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