Nous avons tous en tête des phrases qui nous ont marqués, entendues au détour de notre vie, des phrases agréables ou désagréables qui se déposent dans notre mémoire. Les phrases marquantes, objet des prochaines Journées d’études de l’École de la Cause freudienne s’inscrivent dans une autre dimension, celle de l’expérience analytique. Ce sont des phrases toujours déjà là, conscientes ou refoulées, dont le sujet ou plutôt le parlêtre va, au cours de son analyse, cerner la charge pulsionnelle qu’il y a logée pour en neutraliser les effets, jusqu’alors restés dans l’ombre.
Du discours de l’Autre à l’Un de jouissance
Freud aborde la question du symptôme dans son rapport à l’Autre du langage, par le biais du sens et de la signification qui ouvrent à l’interprétation, mais il bute in fine sur ce qu’il appelle les « restes1 » symptomatiques. Il conçoit l’inconscient de la même manière et Lacan le suit pendant un certain temps : « l’inconscient [est] situé dans cet Autre, porteur des signifiants, qui tire les ficelles de ce que l’on appelle imprudemment […] le sujet2 ». C’est l’inconscient comme discours de l’Autre.
Le Séminaire XX opère à cet égard un renversement radical, mettant au lieu de l’Autre la jouissance aux commandes, plaçant ainsi le sinthome à l’horizon de la cure analytique. Le Un qui devient le pivot de l’expérience n’est pas un Un de « reste », mais « d’origine », autre nom de la Fixierung (fixation) freudienne.
La promotion du Un et du sinthome se répercute sur la conception de l’inconscient. Lacan traduit désormais l’Unbewusst freudien, non plus par inconscient mais par une-bévue, c’est-à-dire qu’il place une erreur, une méprise, « un achoppement, un trébuchement, un glissement de mot à mot3 » au fondement même de l’inconscient. L’une-bévue n’est alors plus l’inconscient structuré comme un langage, mais plutôt de l’ordre de lalangue. C’est seulement dans un second temps que l’inconscient et sa chaîne de signifiants S1–S2 viennent se nouer à l’Un, au sinthome.
Cette place « en second » résonne avec l’inconscient de toujours situé par Lacan dans l’Autre, à ceci près que son point d’origine n’est désormais plus « marqué par un blanc4 » dans le symbolique, mais par un trou dans le réel.
« Troumatisme5 », dit Lacan, causé par la percussion du signifiant sur la substance vivante et dont le symptôme-sens n’est que l’enveloppe. Ce Un de jouissance indicible fait trou dans la langue et fait du corps un trou.
Une contingence faite nécessité
La rencontre avec une phrase entendue est de l’ordre du hasard, de la contingence – cela aurait pu ne pas être. Ce n’est que dans un temps second que l’impact du signifiant se fait destin, nécessité pour le sujet – il ne peut en être autrement. « Tous, nous inventons un truc pour combler le trou dans le réel. Là où il n’y a pas de rapport sexuel, ça fait “troumatisme”. On invente. On invente ce qu’on peut, bien sûr6 », souligne Lacan en 1974. Il ajoute l’année suivante : « Ce sont les hasards qui nous poussent à droite et à gauche, et dont nous faisons notre destin, car c’est nous qui le tressons comme tel. […] Nous sommes parlés, et à cause de ça, nous faisons, des hasards qui nous poussent, quelque chose de tramé. En effet, il y a une trame – nous appelons ça notre destin7 ».
Nouage d’une marque invisible
Les phrases marquantes s’accrochent au trou, au joint de l’une-bévue et de l’inconscient, au joint de l’Un – dans sa dimension de contingence et de jouissance – et du désir de l’Autre – dans celle du discours et de la nécessité. Elles tissent, à l’insu du parlêtre, le fil mystérieux de sa vie.
Ainsi cette analysante, à qui sa mère ne cessait de répéter, notamment lors des repas, « Tu es difficile », a-t-elle soudain entr’aperçu le nouage de la pulsion orale avec un lien social ardu et son impossible choix de partenaire. Et cet autre analysant, dont le père n’avait de cesse de lui dire « Quand tu es né on a cru que tu étais mort », découvre-t-il combien cet énoncé a pesé sur la trame de son existence, et peut ainsi renouer avec une part plus vivante de son désir.
Ces phrases marquantes touchent au corps, non plus du sujet mais du parlêtre : elles font événement… de corps. Elles s’avèrent chargées d’une jouissance propre à nourrir le surmoi, qui prend alors le relais pour exiger du sujet qu’il exécute le programme tracé par cette « marque invisible8 ».
Faire siennes ces phrases à l’allure si banale, opercevoir9 le sens-joui qui les leste et les nettoyer jusqu’à l’os, c’est en ces termes que l’analyse peut répondre à la question que pose Lilia Mahjoub dans son bel argument10. Ainsi libérées de la jouissance du surmoi féroce, elles retourneront alors à leur banalité.
1 Freud S., « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », Résultats, idées, problèmes, t. II, Paris, PUF, p. 244.
2 Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 16 novembre 1976, Ornicar ?, n°12-13, décembre 1977, p. 6.
3 Ibid., leçon du 10 mai 1977, Ornicar ?, n°17-18, printemps 1979, p. 18.
4 Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 259.
5 Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes-errent », leçon du 19 février 1974, inédit.
6 Ibid.
7 Lacan J., « Joyce le Symptôme », in Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 162-163.
8 Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. 1,2,3,4 », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 13 mars 1985, inédit.
9 Apercevoir et opérer. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p 187-188.
10 Mahjoub L., Argument des 54es journées de l’ECF, 2 mai 2024 : « Ces phrases marquantes restées en souffrance trouveront-elles donc une autre issue que celle toute tracée du destin ? ».