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Ce qui s’entend

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« Si nous admettons l’existence de l’inconscient tel que Freud l’articule, nous devons supposer que cette phrase, cette construction symbolique, recouvre de sa trame tout le vécu humain, qu’elle est toujours là, plus ou moins latente, et qu’elle est l’un des éléments nécessaires à l’adaptation humaine1 », avance Lacan dans son Séminaire III. La phrase est ici homogène à l’idée de l’inconscient comme discours de l’Autre, c’est-à-dire qu’elle se situe dans le registre du symbolique. Lacan montre ensuite que le sujet s’efforce de « ne pas être empoisonné de cette phrase qui continue toujours à circuler, et ne demande qu’à resurgir sous mille formes plus ou moins camouflées et dérangeantes2 ».

Ça se dit, se joue, se jouit
Pour Lacan, dans la psychose, cette phrase peut être saisie dans le monologue du sujet, constituant parfois le noyau du délire. Une phrase est un dit, souvent concis.
Côté névrose, Freud pose dès 1897 que les fantasmes hystériques « se rapportent à des choses que l’enfant a entendues de bonne heure et dont il n’a que longtemps après saisi le sens3 ». Il y a donc à l’origine des fantasmes des phrases dont le sens sexuel vient après coup. Le fantasme modèle pour Freud est aussi une phrase – Un enfant est battu – qui ne vient pas de l’entendu, mais d’un tableau vivant et d’un regard porté. Lacan souligne qu’« Un enfant est battu n’est rien d’autre que l’articulation signifiante Un enfant est battu ». Mais il ajoute : « à ceci près […] que là-dessus vole ceci, impossible à éliminer, qui s’appelle le regard4 ». Il y a le dit, la phrase, et ce regard qui, comme objet a condensant la jouissance, renvoie ici au dire et à la question de l’énonciation.
Pour chaque phrase, il y a un contexte, un lieu, une topique qui lui donnent son sens et aussi bien le rendent obscur en plongeant la racine des mots dans une opacité. Il s’agit alors de ce qui se joue et se jouit dans son adresse, comme dans son énonciation.

Fonctions des holophrases
Quine, dans sa logique, oppose cela aux « phrases éternelles5 » du mathème, séparées de l’élocution. Lacan, quant à lui, souligne très tôt le rôle particulier de certaines phrases dont la fonction sociale (différente d’une simple communication) est de n’être « pas décomposables, et qui se rapportent à une situation prise dans son ensemble – ce sont des holophrases6 ». Elles impliquent une certaine pétrification du sujet dans une jouissance close.
Mais cet effet n’est qu’une des variantes de la fonction de l’holophrase. La pragmatique linguistique moderne montre qu’il existe beaucoup d’holophrases à la fonction illocutionnaire courante : Tu parles, Penses-tu, Décidément, etc. Tournant souvent autour de l’affirmation et de la négation modulées, ce sont des trognons de phrases qui relancent le discours.

Affirmation sans dialogue
Aujourd’hui, la pragmatique du discours tend à mettre en question la construction du sujet à travers son dialogue intérieur. Pourtant, dans ce dialogue, peut exister un temps de consentement subjectif à ce qui vient des phrases du groupe ou du discours. Certaines phrases nominales, dont l’insulte, restent dès lors en souffrance.
Le monde contemporain confie au sujet autonome l’affirmation de son être, mais à condition d’assumer sa qualification sociale par un énoncé marquant, pouvant s’approcher de l’insulte. Toutefois, cela ne débouche pas pour lui sur un débat intérieur. L’affirmation itérative et le refus du débat extérieur, collectif, ne sont ici que des reflets du rejet d’un dialogue interne pour le sujet7. Certains ont montré que la disparition du conflit subjectif intérieur laisse un malaise flou chez l’homme moderne.

Un écart
L’écart entre le dit et le dire s’en trouve effacé, ce à quoi l’expérience de la psychanalyse objecte.
Dans le cas de Dora, c’est une phrase de M. K – « ma femme n’est rien pour moi8 » – qui la précipite dans la névrose. L’obsessionnel peut s’adresser à lui-même une phrase en pensée. L’Homme aux rats a ainsi la pensée de « voir les jeunes filles nues », phrase exprimant autant un vœu qu’une injonction. S’ensuit la peur « que son père meure9 », pensée sous forme d’une autre phrase.
Un sujet pour qui ouvrir la bouche n’est pas facile fait résonner cette inhibition avec une phrase maternelle : « Tu n’as pas voulu prendre le sein. » Cela n’est pas sans peser sur sa vie amoureuse, voire alimenter une défense contre la jouissance en jeu par le regard, condensateur de jouissance, qui le pousse à se mettre en scène.
Tel autre sujet, à la question de sa présence sur terre, se voit répondre par un parent : « L’argent pour l’avortement a manqué. » Ce qui l’amène à vouloir compter pour le monde… sans jamais compter l’argent. Il énonce ensuite que, dans sa vie, la menace de cet argent non avenu reste là.

Phrases symptomatiques
Ce que la phrase de l’inconscient noue dans le fantasme, faisant destin, peut-on s’en extraire ?
Une phrase peut faire symptôme. Souvent, l’isoler représente aussi, pour le sujet, une issue.
Une jeune femme voue son énergie à la construction de sa maison. L’entreprise chargée des travaux la prévient d’un retard de plusieurs mois. Elle répond : « Cela, je ne veux plus l’entendre. » Dans les jours qui suivent, elle présente une hyperacousie douloureuse.
Un sujet frappé d’une hémiplégie de conversion défie la sagacité des neurologues. En séance, il revient incessamment sur son divorce, et finit par dire : « Elle me manque, c’était ma moitié », ce que l’analyste relève. La levée du symptôme s’ensuit.

Nouage de l’inconscient et du réel
Prenons les épiphanies de Joyce, qu’il définit ainsi : « Par épiphanie, il entendait une soudaine manifestation spirituelle, se traduisant par la vulgarité de la parole ou du geste ou bien par quelque phase mémorable de l’esprit même.10 » Parfois, ce sont des phrases décisives entendues par l’auteur et dites à lui-même :
« Mr Vance : […] il faudra qu’il fasse des excuses, Mrs Joyce […] ou bien – s’il ne le fait pas – les aigles viendront et lui crèveront les yeux.
Mrs Joyce : Oh, mais je suis sûre qu’il va demander pardon
Joyce sous la table à part lui : Ses yeux ils crèveront / Demander pardon / Demander pardon / Ses yeux ils crèveront ».
Vous savez le sort funeste des yeux de Joyce…
Lacan remarque que « l’épiphanie est ce qui fait que, grâce à la faute, inconscient et réel se nouent11 ».

1 Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 127.
2 Ibid., p. 128.
3 Freud S., Naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1979, p. 170.
4 Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil/Le Champ freudien, 2023, p. 419.
5 Quine W.V., Le Mot et la Chose, Paris, Flammarion, 1977, p. 314.
6 Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 250.
7 Cf. Marty É., in Marty É. & Miller J.-A., « Entretien sur “Le sexe des Modernes” », Lacan Quotidien, n°927, 29 mars 2021 : « Dans un premier temps, la resignification, c’est-à-dire le retour de l’insulte sous la forme d’une revendication, semble s’apparenter à l’exemple du “Tu es un voleur”. Mais, ce n’est pas en fait le cas, puisqu’il n’y a pas ce jeu incroyable […] entre le “Tu” du “Tu es un voleur” et le “Je” qui assume cette parole. […] Butler, dans la logique qui est la sienne, ne peut […] faire de la signification un acte fondateur, “a founding act” : il n’y [a] que des processus itératifs qui réussissent ou qui échouent. Si nous donnons à la signification une fonction autonome, l’univers de la pragmatique sociale s’effondre ».
8 Freud S., « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 2003, p. 73.
9 Freud S., « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle (L’homme aux rats) », Cinq psychanalyses, op. cit., p. 204.
10 Joyce J., Stephen le Héros, in Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1982, p. 512.
11 Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 154.

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