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Essorer l’énigme

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C’est une phrase qu’elle a répétée cent fois. Une phrase depuis toujours.

Entendre la phrase

Dans l’enfance, cette phrase était biface, à la fois témoignage de l’abîme entre elle et sa mère, et marque amère d’une séparation impossible. Une bravade et une plainte. Puis un jour, elle l’entend, littéralement. « les mots […] se sont retournés pour produire un tout autre sens. La nouvelle phrase a crevé l’horizon. […] En elle se résolvait tout ce qui demeurait inexpliqué dans nos vies[1] ». Une nouvelle fiction se lève, qu’elle refoule, et qui resurgit plusieurs années après.

À travers son livre Ann d’Angleterre, Julia Deck fait éprouver au lecteur le cheminement d’une phrase marquante, là depuis toujours, connue du sujet, énoncée par elle aux quatre vents, et pourtant profondément méconnue. Tôt dans le récit, le lecteur est informé de son existence, et la guette, avide d’obtenir cet insu qui se dérobe. Quand l’auteure laisse enfin le lecteur l’apprendre, il s’aperçoit qu’il le savait lui aussi dès le début, bien sûr, sans le savoir.

Insistance du véridique

Alors surgit, pour la narratrice comme pour le lecteur, la question : est-ce vrai ?

Un analyste de passage lui enjoint de renoncer à cette fable, non sans lui indiquer qu’elle comporte un vœu – « Il me fait tellement de bien, je ne retourne jamais le voir[2] » ; d’autres au contraire la poussent à en élucider l’énigme, pour dénoncer l’imposture, le traumatisme.

Elle mène une enquête sans espoir ni désespoir, au détour des embûches dérisoires et absurdes que dressent devant elle les dérélictions d’une médecine inhospitalière et de la vieillesse maternelle. Elle retrace son histoire singulière du ratage de toute rencontre – homme/femme, mère/fille. Convoquée à être La fille de sa mère qui n’a plus de parole que parasitée par l’aphasie, elle y répond, adossée à cette faille ouverte, par le sens nouveau de la phrase, qui habille d’un voile de vérité menteuse ce ratage fondamental. Armée de cette phrase, elle affronte avec une dignité consternée la novlangue du case management, les soldes du Black Friday sur la fin de vie, le pas de deux du pas de lits : « Nonobstant le calcul et le chiffre, le projet d’annulation du langage ne sera pas ratifié par le conseil constitutionnel du cerveau[3] ».

Chute du pathos

Ayant traversé l’épreuve, l’énigme reste – pas de great reveal, pas de fin mot. Retournée dans tous ses sens possibles, elle apparaît comme vraie au sens de la consistance de sujet qu’elle donne à celle qui la prononce. C’est la formule du manque-à-être par lequel elle se loge dans l’Autre : « J’invente cette histoire pour donner un sens à ce qui n’en a pas, la solitude de l’enfance, l’éternelle bizarrerie de ma mère, les sentiments mal orientés[4] », remarque-t-elle au bout de son enquête. Elle constate alors la chute, sur le bord de sa route, du pathos, désormais vain, de cette phrase dépliée, essorée.

[1] Deck J., Ann d’Angleterre, Paris, Seuil, 2024, p. 19.

[2] Ibid., p. 228.

[3] Ibid., p. 248.

[4] Ibid., p. 246.

 

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