Associer l’amour au manque, à l’espoir, à la demande, tel l’axe 9, ne surprendra pas. Voilà quatre termes inséparables qu’une cure, séance après séance, déplie.
L’embrouille est toujours au rendez-vous. Dans ces histoires d’amour, tout est de travers. Le désespoir, la passion, l’incompréhension font leurs ravages. Mais il demeure : avec l’amour chacun est touché dans son plus intime et cet intime, lorsque la cure le dénude, se dérobe. Le mot de Lacan : extime1, écrit cette conjonction de « l’intime à la radicale extériorité2 ».
Souvent l’amour est décrit pris dans les affres de l’imaginaire. Englué sur l’axe narcissique a–a’, il varie, prend cent couleurs et ne se fixe provisoirement qu’à trouver chez l’autre le miroir qui le confirme. Lacan parle de « statut précaire3 » de l’amour. Mais réduire celui-ci à « se vouloir son bien » est une impasse : toujours il est extime.
Faisons une halte à la leçon quatre du Séminaire XX. Oui, Encore qui traite du corps et de la jouissance pas-toute. Mais aussi de l’amour. Lacan le dit : « il nous faudra bien, cette année, articuler ce qui est là comme au pivot de tout ce qui s’est institué de l’expérience analytique – l’amour4 ». Qu’y apprend-on ? Que la dimension d’extime tient à ce que « l’amour vise l’être, à savoir ce qui, dans le langage, se dérobe le plus – l’être qui, un peu plus, allait être, ou l’être qui, d’être justement, a fait surprise ». La psychanalyse fait voler en éclats l’ontologie philosophique qui croit en l’être comme « variante du discours du maître ».
D’être pris dans le langage, le sujet voit son être se conjuguer comme manque-à-être et le non-rapport sexuel définit ce qui fait cause pour la psychanalyse. Et l’amour ? La thèse tombe : « nous devons articuler ce qui supplée au rapport sexuel en tant qu’inexistant. […] Ce qui supplée au rapport sexuel, c’est précisément l’amour5 ». Si, dans l’amour, les phrases manquantes sont espérées et tant demandées, c’est que l’impossible du rapport sexuel l’exige comme suppléance.
Relisons la nouvelle de Barbey d’Aurevilly, Le Plus Bel Amour de Don Juan, puisque Don Juan, l’amoureux de chaque femme, a été élevé par Lacan au rang d’un « mythe féminin6 ». Lors d’un souper, sous le Second Empire, d’anciennes maîtresses de Don Juan prenant la figure d’un certain comte de Ravila de Ravilès, vieilli, mais pourtant toujours beau, lui demandent quel fut son plus bel amour.
Se faisant conteur, le comte s’exécute. Dans sa jeunesse, il avait pour maîtresse une marquise italienne, mère d’une jeune fille de treize ans, nommée « la petite masque », qui fait tache dans le tableau de la séduction narcissique : « C’était […] une enfant chétive, parfaitement indigne du moule splendide d’où elle était sortie, laide, même de l’aveu de sa mère […] une espèce de maquette en bronze, mais avec des yeux noirs » ; elle est « couleur de souci »7. Mais quelle est la chute de la nouvelle ? Le comte et elle n’échangent aucun mot et s’ignorent. Un jour, « la petite masque » livre son tourment : en allant s’asseoir dans le fauteuil que Ravila occupait, « c’est comme si j’étais tombée dans du feu. Je voulais me lever, je ne pus pas… le cœur me manqua ! et je sentis… tiens ! là, maman, que ce que j’avais… c’était un enfant !…8 »
Voilà où porte l’amour, ici dans une version diabolique et donjuanesque : il « résulte d’une exigence logique, dans la parole9 », comme le pose Lacan. L’amour, ici sans rencontre corporelle, répond à une exigence : celle du non-rapport sexuel que le langage conditionne. C’est par là que l’amour peut prendre un sentiment de vie…
Les cas cliniques choisis auront pour tâche d’en assurer la démonstration.
1 Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 167.
2 Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 249.
3 Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 246.
4 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 40.
5 Ibid., p. 44.
6 Ibid., p. 15.
7 Barbey d’Aurevilly J.-A., Le Plus Bel Amour de Don Juan, in Les Diaboliques, Paris, Le Livre de Poche, 2013, p. 127 & 128.
8 Ibid., p. 134.
9 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 15.