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Axe 6- Phrases marquantes interrompues, hallucinées, holophrastiques dans la psychose

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Quelles sont les phrases qui peuvent se révéler marquantes dans la psychose, tant du côté du sujet que du côté de celui qui l’écoute et peut, ou non, lui dire quelque chose ?


Que dire face à la certitude ?
Alors que je commençais un travail d’interne en psychiatrie, je reçus un patient schizophrène. Avec la force de la conviction qui cachait mal sa perplexité, il répétait à qui voulait l’entendre, au gré de ses déambulations, qu’il avait le cœur à droite et qu’il fallait lui faire subir les examens radiographiques pour l’attester. Nulle métaphore dans son expression, mais le témoignage d’une infernale métonymie dont il aurait voulu que nous interrompions le cours. Que pouvait alors dire le thérapeute qui puisse être marquant pour ce sujet ?
Rien ne fut dit au Président Schreber par le Pr Flechsig pour apaiser son interprétation de l’influence du médecin sur ses nerfs, le conduisant à une solution extrême de transformation du corps afin de satisfaire les plans divins.


Sous influence
Lors d’une présentation à l’Hôpital Esquirol dans le service du Pr Lanteri-Laura, un jeune homme, lui aussi schizophrène, nous fit une confidence. Son père, éleveur de bovins, lui répétait sans cesse : « Tu n’es bon qu’à finir au cul des vaches. » Cet homme vivait dans une grande déréliction, déployant une existence intellectuelle, matérielle, physique, économique qui s’apparentait à n’être que rebut de la société. Il considérait que son père l’avait ainsi promis, réellement, à n’être qu’un déchet, et il donnait l’impression de s’employer à le réaliser. Il ne s’agissait ni de mélancolie ni de névrose de destinée telles que Freud les a décrites, mais d’une identification réelle à un signifiant du père forclos et non phallicisé. Le père ignorait sans doute que ce jugement sur l’attitude de son fils le condamnait lui-même, comme Nom, à soutenir chez celui-ci quelque sentiment de la vie.
Dans ce cas, l’Autre est influence, hallucination, toute-puissance jouissante, et le fantasme ne tamponne rien de son exigence. Ce qui s’impose au sujet c’est un Jouis !, réel que seul le délire ou le symptôme psychotique vient prendre en charge, au prix de graves dommages pour l’existence du sujet, dans le vif de son corps.
La pratique psychanalytique contemporaine permet au sujet d’en témoigner, offrant chance à ce qu’une phrase marquante modifie le cours des effets destructeurs prédits. Ainsi fallait-il que le DLacan entende le « Je viens de chez le charcutier… » de sa patiente pour que le « Truie ! »1 ne produise pas des effets encore plus dévastateurs dans le délire à deux avec sa mère.


« Je viens de chez le charcutier… »
Si le sujet névrosé est dans le discours de l’Autre, il en est autrement pour le sujet psychotique dont Lacan dit qu’il est libre de l’Autre, hors discours. Il rencontre une énigme, qui s’impose dans le rapport de l’énonciation et de l’énoncé2.
Dans le Séminaire Les Psychoses, puis dans les Écrits3, Lacan rapporte les propos de la patiente qui, lors d’une présentation de malades, avoue avoir entendu le signifiant « Truie ! » lors de sa rencontre avec l’ami de sa voisine qui descendait l’escalier de l’immeuble où elle habite avec sa mère. Le Dr Lacan lui demande ce qu’il s’est passé juste avant. Elle reconnaît avoir énoncé la phrase : « Je viens de chez le charcutier… ».
Les points de suspension indiquent une phrase interrompue, soit un écart entre le sujet et l’Autre qui prend la forme du « tiret de la réplique4 » : Je viens de chez le charcutier… — Truie ! L’abolition du point de capiton fait que la première partie de la phrase appartient au registre symbolique, avec une valeur d’allusion, tandis que la seconde, relevant du registre du réel, est une réponse à cette allusion.
L’entretien qu’est la présentation permet au Dr Lacan, qui a su user du tact nécessaire avec cette patiente, d’obtenir des précisions concernant son existence. Elle explique alors qu’après avoir échappé à un mari tyrannique qui voulait la découper en rondelles, elle a rejoint sa mère pour se trouver l’une et l’autre persécutées par une voisine dont l’amant descend l’escalier et la croise.
Le message, au lieu de venir de l’Autre au terme d’un procès de reconnaissance du sujet (Tu es ma femme !), circulait entre ces deux petits autres, la mère et la fille. Ce qui revenait à ce qu’elle se désigne elle-même ainsi : « Moi la truie, je viens de chez le charcutier, je suis déjà disjointe, corps morcelé, […] délirante, et mon monde s’en va en morceaux, comme moi-même5 ».
Nous avons là une phrase marquante, ravageante pour l’existence du sujet, qui à l’occasion en détermine la conduite, et que l’entretien de la présentation aura le bénéfice de mettre au jour pour tenter d’en circonscrire les effets.


1 Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.534.
2 Cf. ibid., p.549.
3 Ibid. p.534-535.
4 Ibid., p. 535.
5 Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 64.

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