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Les fous-rires du Joker

Les deux films de Todd Phillips Joker et Joker : folie à deux relatent l’enfance et le quotidien d’Arthur Fleck avant qu’il ne devienne le Joker, figure criminelle inquiétante née du ratage de l’effet comique. 

Arthur Fleck s’est accroché à une fable que sa mère lui racontait enfant alors qu’elle le trouvait toujours triste. Elle lui disait qu’il était sur terre pour « donner le sourire et faire rire les gens dans ce monde sombre et froid » et l’affublait, non sans ironie, du surnom « Happy ». Prise à la lettre, cette fable lui a permis de se loger a minima dans le lien social en devenant clown des rues porteur de panneaux publicitaires. Armé d’un carnet de blagues, Arthur a l’ambition de faire du stand-up, à l’égal d’un présentateur télé qu’il idolâtre, tenant lieu de figure paternelle. Mais pour cela, « ne faut-il pas être drôle ? », ne manque pas de lui demander sa mère. Le comique semble un effet qu’il rate systématiquement, il ne peut pas obtenir la « sanction de l’Autre1 », comme le ferait un bon Witz

Il y a quelque chose chez le Joker qui court-circuite tant ce qui permet les « conditions subjectives du succès du mot d’esprit2 », que le propre de l’effet comique qui tient à la « libération […] de la contrainte de l’image3 », tel le canard qui continue à marcher alors qu’il a la tête coupée. Ainsi, alors qu’il se trouve sur scène, c’est la solitude d’un fou-rire irrépressible qui s’empare de lui, illustrant que le propre du fou-rire est de rire quand « il ne faut pas4 ». Ici, l’éclat de rire ne fait pas lien, il ne fait pas « chorus avec l’éclat de rire de l’autre5 », disons plutôt qu’il renvoie ce sujet hors-discours à sa solitude radicale. Et il itère, sans Autre de la même paroisse avec qui le partager. À chaque moment d’angoisse face à l’Autre, c’est ce fou-rire discordant qui jaillit et le secoue par des spasmes d’hilarité. 
Ce phénomène constitue son handicap et l’entraîne vers de mauvaises rencontres. Après s’être fait voler son panneau publicitaire, il se fait passer à tabac par des jeunes qui se moquent de lui. S’il réussit dès lors bien à faire rire l’Autre, destin auquel le promettait la fable maternelle, c’est au prix d’être réduit à son statut d’objet déchet, celui qu’il incarnait déjà pour sa mère qui le maltraitait lorsqu’il était enfant. Quand il est témoin de l’agression d’une jeune femme dans le métro par des hommes d’affaire ivres, le fou-rire s’empare de lui. Croyant à une provocation, les jeunes business men se tournent vers lui et cherchent à lui faire ravaler son rire par des coups. Mais ce passage à tabac fait surgir chez lui l’impensable : il tire sur ses assaillants, venant incarner l’Autre méchant et sans limite auquel il avait jusque-là affaire. 

Loin de la duplicité du valet ou du mot d’esprit6, c’est une autre personnalité qui se réveille, à la manière de Dr Jekill et Mister Hide. Ainsi, faute de réussir à faire rire l’autre ou à en dénoncer l’inexistence par l’ironie, il parvient à le terroriser. Lorsqu’il se voit invité à l’émission de télé de son idole, il s’aperçoit que c’est en tant que dindon de la farce. Sortant son revolver, il abat froidement ce présentateur incarnant désormais plus un père jouisseur qu’un père idéal. C’est à travers ce passage à l’acte qu’il devient le « Joker » : auto-nomination qui bouscule le « Happy » qu’il était jusque-là et par laquelle il gagne une certaine notoriété auprès des populations opprimées qui en font l’étendard de la justice sociale dans une société corrompue. Le port d’un masque de clown à son effigie se répand et ne fait plus du tout rire7 tant il porte avec lui son poids de réel. 

  1. Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de linconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 45. ↩︎
  2. Ibid., p. 125. ↩︎
  3. Ibid., p. 131. ↩︎
  4. Ibid., p. 129. ↩︎
  5. Miller J.-A., « Vicissitudes du valet », Ornicar ?, n°59, automne 2024, p. 170. ↩︎
  6. Cf. Ibid. ↩︎
  7. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre V, op. cit., p. 131. ↩︎

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