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Le comique de l’amour

Pour Lacan, « l’amour est un sentiment comique1. » C’est une affirmation qui peut ne pas plaire à tout le monde. Pour beaucoup, l’amour est tout sauf comique. Il y tombe dans les comédies dites de boulevard qui ont toujours mis en scène le grotesque des situations amoureuses, surtout quand elles passent de deux personnages à trois, le troisième tenant lieu d’élément perturbateur. En effet, le comique vient du couple lui-même, pris qu’il est dans son duo, ou plutôt duel, mais qui explose de jouissance comique quand il vient à être perturbé ou manipulé par un tiers qui s’en mêle. Lacan l’indique, ce qui est comique, c’est la relation duelle elle-même, alors que le trait d’esprit exige l’Autre, sous les espèces de la troisième personne qui vient authentifier son caractère comique. Dès lors, on peut se demander si la comédie n’est pas le parangon de la situation amoureuse, qui passe de la relation duelle à la nécessité de l’Autre pour en faire jaillir son trait d’esprit, et passer ainsi du comique au trait d’esprit, plus subtil. 

Le couple produit un effet comique dès lors qu’il surjoue sa vérité de couple. Qu’est-ce que la vérité du couple ? C’est l’Autre sexe. N’oublions pas que Lacan a posé la vérité du côté de la femme. Il en fait même « l’heure de la vérité2 » de l’homme, ce qui suppose que pour lui, elle détient un savoir sur ce qu’il a et qu’elle n’a pas. D’où la situation de choc entre ces deux partenaires dont l’un a ou plutôt croit avoir, là où la femme n’est pas-toute, et s’en fait un mystère. Freud demande : « Que veut une femme ? » et cela reste sa question au bout de son long chemin. 

Mais ce qui reste le plus exposé dans l’amour, c’est la façon dont il rencontre l’Autre de la parole. D’une certaine manière, l’amour n’a aucune chance de se savoir, s’il ne se dit pas. D’où les multiples malentendus qu’il engendre, l’interprétation étant son domaine privilégié. Pour l’un, un regard amoureux fait signe, pour l’autre, un geste, un sourire, un mot. Bref, les signes d’amour sont interprétables à l’aune du désir qui s’y joue. L’amour s’interprète, c’est-à-dire veut dire. Est-ce à dire que l’amour veut se dire ? Là encore, il peut ne pas vouloir se dire et s’enliser dans la souffrance. Aimer dans l’ombre, à l’insu de l’Autre, prend alors le relief de ce que l’amour a de plus romantique, de rester invisible, indicible, interdit, impossible… Il peut prendre la forme d’une sublimation. On aime un objet inatteignable, mais on peut aussi aimer cet objet comme l’Autre de soi-même. Aujourd’hui, une formule fait fureur : « la meilleure version de moi-même », laquelle instaure la version sublimée comme possible et pousse jusqu’au comique absolu le narcissisme de l’amour. 

Lacan dit pourtant que « l’amour est toujours réciproque3. » En quoi le serait-il ? D’abord parce qu’il y a l’inconscient, dit-il. Et l’inconscient s’articule au désir de l’Autre. Dès lors, l’amour s’adresse à l’Autre et peut faire des ravages. Jacques-Alain Miller en donne une explication capitale : l’amour que j’ai pour toi n’est pas que mon affaire, ça te concerne aussi puisqu’il y a en toi quelque chose qui me fait t’aimer4.  Mais où serait le comique dans cette réciprocité ? Peut-être dans le fait que l’objet qui est en toi et qui me fait t’aimer, tu n’en as pas la moindre idée. Tu ne le connais pas, et peut-être même t’est-il parfaitement étranger. C’est ce point que j’aime en toi et qui me touche au point que « je t’aime, mais, parce qu’inexplicablement j’aime en toi quelque chose plus que toi – l’objet petit a, je te mutile5 ». C’est dans la mutilation de l’objet que peut s’atteindre la dimension comique, mais il s’agirait d’un comique grinçant, puisque l’objet a qui viendrait à m’être mutilé, en aucun cas, je ne veux le perdre. Le phallus trouve là sa dimension d’objet à prendre ou à détruire selon les cas et surtout, qui ne peut pas se partager. « Il n’y a pas de rapport sexuel. »

Enfin l’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas. Là, ce don est énigmatique puisqu’il s’agit de donner sa castration, ce dont justement on ne peut pas être sûr d’y avoir consenti. Mais, quand cela arrive, le comique advient chez les hommes qui se trouvent alors quelque peu dépourvus, et donc féminisés. Lacan parle de « l’ombre de ridicule6 » qui pèse sur le terme de virilité, « l’homme viril étant toujours plus ou moins sa propre métaphore7 ». Les femmes en seraient amusées mais la séduction amoureuse passe par ces jeux de passe-passe de l’objet dont les comiques ont su tirer profit et qui, aujourd’hui, est davantage caricaturé pour en montrer la déchéance. Déconstruction oblige.  

Enfin, l’amour s’écrit. C’est ce nouage entre le signifiant et le savoir qui lui donne sa légitimité. D’ailleurs, Lacan en fera un Séminaire sous le titre Encore, qui loge à la fois la question de l’amour et de la jouissance. Mais, si ce Séminaire nous éclaire sur l’amour, c’est parce qu’il situe l’amour du côté de la lettre. La lettre d’âmour est-elle du registre du comique ? Le circonflexe sur le a tient sans doute d’une notation qui s’apparente au trait d’esprit. L’âme y est convoquée. Sans doute l’amour est-il plus près de l’âme que du mour, dont il faudrait garder la rime avec toujours pour satisfaire les amoureux, alors que ce mour s’entend déjà comme un souffle pour dire dans la langue de l’amour même, qu’il s’accorde avec mourir. L’âmourir, pourrait être le chant de l’amour éternel ou la version de l’amour qui conduit au comique. Car la mort a bien sa nécessité dans l’affaire. On aime vraiment quand on prend le risque d’en mourir, ou encore quand on se jure d’aimer jusqu’à la fin de sa vie, la mort − l’amor − viendra alors nous séparer. Voilà sans doute où le comique peut venir nous faire signe. Dans ce jeu d’équivoques, n’oublions pas l’écriture de Lacan dans le Séminaire « L’insu que sait de l’une bévue s’aile l’a mourre8 ». On y rencontre l’objet a qui se détache, laissant au mourre l’équivoque de lalangue. Entendre le verbe se conjuguer y conduit irrémédiablement. 

Aujourd’hui, l’amour passe par le virtuel. Il s’écrit via les applications qui recèlent l’énigme propre aux algorithmes pour nous faire croire qu’une rencontre amoureuse peut s’y produire. Après tout, les mots ont toujours les mêmes pouvoirs, seuls changent les modalités de rencontre. Y a-t-il des effets comiques dans les échanges ? Nul doute que oui, puisqu’entre lapsus, mot d’esprit et humour, s’ajoutent les lapsus d’écriture, et autres équivoques. Dans le meilleur des cas, la parole se fait poème ou rate sa chance. Il suffit de se laisser aller à la puissance des signifiants, à leur propre effet de jouissance sur celui qui nous lit. L’amour s’entend. Toutes les chansons d’amour nous l’indiquent. « Paroles, paroles, paroles », chante Dalila, quand Francis Cabrel nous crie son « Je l’aime à mourir » qui a fait le tour du monde. Et pour chacun, une chanson d’amour s’est nouée à son histoire amoureuse. Un reste comique peut-être…

  1. Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 136. ↩︎
  2. Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 34. ↩︎
  3. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 11. ↩︎
  4. Cf. Miller J.-A., « La psychanalyse enseigne-t-elle quelque chose sur l’amour ? », propos recueillis par Hanna Waar, Psychologie magazine, n°278, octobre 2008. ↩︎
  5. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 241. ↩︎
  6. Lacan J., Le Séminaire, livre V, op. cit., p. 195. ↩︎
  7. Ibid. ↩︎
  8. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile l’a mourre », 1976-77, inédit. ↩︎
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