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Sous le comique, l’injure

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« On raconte que deux commerçants peu scrupuleux, ayant réussi à acquérir une grande fortune au moyen de spéculations pas très honnêtes, s’efforçaient d’être admis dans la bonne société. Il leur sembla donc utile de faire faire leurs portraits par un peintre très célèbre et très cher. Les deux spéculateurs donnèrent une grande soirée pour faire admirer ces tableaux coûteux et conduisirent eux-mêmes un critique d’art influent devant la paroi du salon où les portraits étaient suspendus l’un à côté de l’autre. Le critique considéra longuement les deux portraits, puis secoua la tête comme s’il lui manquait quelque chose, et se borna à demander, en indiquant l’espace libre entre les tableaux : “And where is the Saviour ?” (Et où est le Sauveur ?)1 »

Freud rapporte cette historiette en langue anglaise parce qu’il veut montrer, dans cette troisième leçon sur la psychanalyse, la parenté entre la formation du mot d’esprit et la venue à la conscience d’une idée chez un patient en analyse. L’expression consciente a opéré un travestissement de l’idée originaire. Les deux commerçants sont deux coquins mais il est impossible pour le critique de le leur dire ainsi : « à côté de son désir de leur parler net, d’excellents motifs contraires agissaient sur lui2. » On le sait bien : les « tapageurs et ceux qui méprisent les convenances3 » sont rapidement refoulés, c’est aussi de cette manière qu’opère le refoulement dans la psyché, une « idée-substitut » surgit à la place d’un souvenir oublié. Cependant, Freud introduit dans son analyse un élément nouveau : c’est « l’injure » qui est ici déguisée. Le critique, par cette « allusion avec omission4 » à l’histoire biblique de la crucifixion, camoufle l’insulte à l’égard des deux commerçants : ils sont comme les deux larrons qui encadrent le Sauveur sur la croix. « Vous riez tous5 », écrit Freud. Le comique vient offrir sa parure à ce que la situation recèle de vérité cachée ou indicible. Si insulte il y a, c’est celui qui la formule en la déguisant qui se la retourne contre lui-même. L’insulte cachée par l’exclamation comique préserve aussi la position du critique dans la comédie sociale et le fait complice d’une certaine hypocrisie, donc larron lui aussi.

  1. Freud S., Cinq leçons sur la psychanalyse, Paris, Payot et Rivages, 2010, p. 60. ↩︎
  2. Ibid., p. 61. ↩︎
  3. Ibid. ↩︎
  4. Ibid. ↩︎
  5. Ibid., p. 60. ↩︎
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