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Beckett, le comique de surcroît

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Souvenir de jeunesse, années quatre-vingt, Théâtre du Rond-Point, Madeleine Renaud joue Beckett, Oh les beaux jours. Je venais voir l’actrice, le choc ne sera pas où je l’attendais. Cette pièce, son texte autant que sa mise en scène, me renverse, quelque chose de jubilatoire, très prégnant, un ravissement. Bien des années plus tard, arrive ce thème pour nos Journées : Le comique dans la clinique, et curieusement, c’est cette pièce qui me revient en mémoire. Pourtant, on ne peut pas dire que l’essence du projet beckettien soit l’effet comique. Alors, comment expliquer que le résultat de sa recherche puisse être qualifié de comique ? Cette tâche, à force d’un travail acharné sur la langue, dénudant, trouant, vise une forme de dépassement du langage. Cette tâche ‒ qui au passage dévoile la dimension de déchet, la met en exergue ‒ comment peut-elle aussi faire rire ?

On ne peut lire Beckett sans penser au dernier enseignement de Lacan, celui de l’insuffisance du langage. La poésie, la lettre, l’apport essentiel de lalangue, tout vise à contourner ou cerner avec nos pauvres mots l’impossible à dire. Dans le Séminaire Encore, par exemple : « ce qu’on sait faire avec lalangue dépasse de beaucoup ce dont on peut rendre compte au titre du langage1 ». Ce savoir-faire n’est évidemment pas du domaine de la maîtrise, mais il est à la base de « l’artifice2 », celui de l’artiste, et qui dépasse son œuvre.
Beckett n’emprunte pas le même chemin que Joyce. Là où Joyce est dans l’invention, le plus, pour le dire très grossièrement, Beckett est dans la soustraction, une forme de minimalisme, qui se retrouve d’ailleurs dans ses indications de mise en scène, extrêmement précises voire rigides, mais qui permettent une approche au plus près du rien.

Il me semble que l’un des ressorts comiques se loge là, en deux strates. La plus évidente, c’est ce dénuement sur scène qui fait saillir les rares décors ou objets dans leur inanité. Dans Oh les beaux jours, le personnage féminin, Winnie, est moitié ensevelie dans une butte, un mamelon de terre, et elle manie, tout en soliloquant, une ombrelle, un sac à main, une brosse à dents, un révolver… Elle ne parvient pas à attirer l’attention du personnage masculin, quasi-silencieux. Quelques bruits et sonneries complètent l’aspect sonore. Point. Le théâtre est spectacle vivant, et on a là une version si peu animée que le rire vient. Beckett récusait avec force l’appellation « Théâtre de l’absurde », allons donc plus loin. Le rire – la jubilation même – vient de ce que dans ce dénuement même, dans cette féroce version d’une solitude (l’Autre est là mais ne répond pas), et malgré ce passage du temps fortement accentué (l’acte II se déroule avec un enfouissement du personnage qui ne laisse émerger que sa tête) Winnie continue de parler, elle reste force de vie, parlante, jouissante. Le trou, le vide, le rien, le non-rapport sexuel certes, mais la vie, qui sait bricoler avec tout ça, comme un tour de passe-passe qui fait que l’histoire ne finit pas mal, et qu’on peut en rire. Voilà l’artifice beckettien, son savoir-faire, du côté d’un bout de réel tout de même attrapé dans les rets d’une jouissance communicable, partageable avec les spectateurs et joyeuse. Ce n’est certes pas le comique du cocu au théâtre, ni celui du clown au cirque. Plutôt un aperçu sur le paradoxe : ce n’est que ça, mais on y tient ; ce n’est que ça, mais on s’y tient. Avec la lettre et son aspect litter assumé, regardé en face, la vanité d’un jeu de dupe où l’on accepte de se faire dupe devient à la fois noble et comique. « Cet avouère [le patois permettant l’équivoque entre avoir et avouer] sauve l’honneur de la littérature3 » nous dit Lacan en évoquant Beckett.

On pourrait dire alors que la dimension comique affleure malgré les mots, qu’elle naît de leur insuffisance. Mais l’intervention de Bruno Clément dans Studio Lacan4 éclaire une autre dimension. Ce dernier insiste sur l’usage très abondant d’une figure de style particulière dans l’œuvre de Beckett : l’épanorthose, ce procédé qui consiste à reprendre un fragment de ce qui a été dit, le répéter pour le nuancer, soit l’affaiblir, soit le renforcer, en modifier la charge. B. Clément met cette figure en rapport avec cette obsession de forer la langue, la pousser dans ses retranchements, aller chercher derrière. Il y a aussi un effet comique de l’épanorthose : Beckett nous balade, à droite, à gauche, il dit mais ne dit pas, et c’est à la fois très original et à la fois très commun. Dès que l’être parlant parle, il divague, il dit vague… Donc un miroir tendu, comme une caricature. Mais il y a, là aussi, une deuxième strate je crois : la jubilation de pouvoir ouvrir la dimension du sens à autre chose, un au-delà qui déroute mais allège à la fois, et que, comme obsédés du sens, nous nous empressons d’interpréter, comme un Witz reconnu, adressé. Une jouissance de la langue, pas en dépit d’elle. Pour l’illustrer, citons l’exemple pris par B. Clément dans Fin de partie : « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir5 ». C’est ainsi que s’ouvre Fin de partie. On voit au cœur même de la formule à quel point ça ouvre, en effet. Incompréhensions, ratés, vieillissement et détritus vont s’ensuivre, mais s’achèveront sur une issue… une possible issue… une issue insue…
Dans la valise présente sur scène à la fin, le spectateur peut embarquer ce qu’il veut, mais une forme de rire sera du voyage.

  1. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 127. ↩︎
  2. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 64. ↩︎
  3. Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2007, p. 114. ↩︎
  4. Clément B., « Les zigzags de Beckett », Studio Lacan, 5 avril 2025, disponible sur internet. ↩︎
  5. Beckett S., Fin de partie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1957, p. 13. ↩︎
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