AccueilPRÉLIMINAIRESLa Comédie du langage

La Comédie du langage

image_pdfTéléchargerimage_printImprimer

La séance analytique est ce lieu, cet espace, ce temps, inventé par Freud, nous ouvrant la voie par où le sujet peut faire entendre sa voix, permettant de l’accueillir au plus près de son dire. C’est aussi bien de ce lieu-dit de vérité que le sujet, du fait de sa prise de parole, vérifie la vie du langage. Freud a appris de ses patients que ce jeu, prenant la voie du Je, avait comme metteur en scène l’inconscient du sujet. C’est depuis cette Autre scène que l’acteur doit se séparer de la jouissance opaque, pour que le régisseur de la lumière trouve sur lui le juste réglage afin que la lumière n’oublie pas la part d’ombre dont elle s’origine. Lacan dit avoir montré que la phobie du petit Hans c’était ça – soit le réel de la pulsion – « où il promenait Freud et son père, mais où depuis les analystes ont peur1 ». 

Ouvrons le livre de Jean Tardieu, La Comédie du langage, et arrêtons-nous à « Une soirée en Provence, ou le mot et le cri2 ». Dans La Comédie du langage, J. Tardieu présente huit pièces de théâtre dans lesquelles il interroge ce que nous faisons et de quoi nous parlons lorsque nous prenons la parole. Le dialogue d’« Une soirée en Provence », comme une séance analytique, réunit deux personnages dont l’un, A., cherche à atteindre le vide sauveur, « le vide absolu3 », à se débarrasser de la création, d’un excès sémantique, en jetant par-dessus bord tous les mots du dictionnaire. Il peut ainsi nous évoquer la façon dont le petit Hans racontait à son père comment la parole parfois comique s’imposait à lui.

Ce personnage, A., se plaint d’être en désaccord avec lui-même et d’être de ces malades qui ne veulent pas guérir. B., lui rétorque : « Oui je sais, je sais. Mais pour se soigner, il faut beaucoup parler, n’est-ce pas cela qui vous fait peur ?4 » Ce n’est pas tant de parler qui lui fait peur, lui répond A., que l’usage que l’on fait de la parole. Son projet à lui est de dépasser dans la parole l’usage qu’en font les poètes, qui se servent « d’un son pour un sens » en visant « un harmonieux malentendu5 ». Il refuse que les mots se mettent au service du sens. Pour lui, l’harmonieux malentendu n’est que l’apologie d’un délire d’interprétation. Ce qu’il veut, c’est un malentendu qui aille jusqu’au bout de lui-même, c’est-à-dire peut-être, jusqu’au comique d’un « non-sens absolu6 ». Il précise que c’est un exercice qui demande beaucoup de courage et de persévérance à celui qui parle mais également à celui qui écoute et qui finit par prendre peur – cette peur que Lacan prêtait aux analystes. Cet exercice peut demander toute une vie : « la vie du langage7 ». Les deux personnages de cette pièce de J. Tardieu s’accordent pour utiliser le lieu où ils se trouvent : « cet atelier rempli de lumière. Et c’est comme si l’obscurité régnait partout !…8 » Pour A., ce lieu est nécessaire pour découvrir ce qui n’a pas de nom, presque pas de sens, cette chose entrée dans sa vie depuis l’enfance. Cette chose paradoxale incluse dans le langage évoque la jouissance qui vient faire trou dans le savoir, cette chose qui gîte au cœur de l’être en signant sa déchirure dans le moi. Freud l’avait nommée le surmoi. Lacan, qui y voyait la division du sujet liée à son insertion dans le langage, l’appela de façon comique la gourmandise du surmoi9. Cette chose, A. veut s’en séparer par un usage particulier des mots. Il entend parler sans paroles. Cet atelier aussi lumineux qu’obscur ne serait-il pas une belle et juste définition de la séance analytique comme dépôt du reste sémantique rendant possible l’effectuation d’un signifiant nouveau ?

A. veut faire bouger le langage, ne pas fixer un mot qui s’y évanouirait. Il recommande de ne pas contempler les mots sous toutes leurs faces, de ne pas trop réfléchir. Il entend faire bouger le langage en parlant, car c’est ainsi qu’on avance, de chute en chute, d’une erreur à une autre : « La vie du langage, […] » précise-t-il, « c’est le malentendu10 », un glissement perpétuel afin d’« aller jusqu’au bord du non-sens11 ». Il faut faire bouger les mots, les allumer, les éteindre, les forcer à produire des étincelles jamais vues. « C’est le rôle du langage : il provoque, il ne satisfait pas. Il provoque à d’autres approches, comme il provoque à l’action12. » Pour J. Tardieu, la parole est un appel plutôt qu’un contenu – c’est pourquoi, elle vous laisse toujours sur votre faim. Il recommande d’affamer le langage – ce qu’il appelle le « désert des mots13 » – plutôt que de nourrir le sens.

La « soirée en Provence », à l’instar de la séance analytique, est ce lieu où s’introduit le manque de sens dans le non-sens produit par l’usage des mots jusqu’au surgissement de la lettre. A. entend parvenir jusqu’au bout du langage, où seuls quelques mots surnagent : un non-sens absolu, un dictionnaire déchiré. Il ne reste alors que quelques lettres initiales. Dans La Comédie du langage, la lettre [S] se dépose sur la dernière lettre de l’alphabet [Z], « deux lettres voisines par leur forme sinueuse et par leur sonorité14 ». Comme « l’image zébrée de ce qui craque sous une poussée intérieure : surgissement d’un être ou éclatement d’une explosion, la sève, la semence, l’éclair, l’éclosion et la ruine, naissance et mort ! Quant aux sons s et z, la déchirure, le sifflement : oiseau ou serpent, insouciance ou suicide15 ».

Ne s’agit-il pas d’obtenir la voie d’un vrai réveil pour le sujet en le reconduisant vers les signifiants élémentaires sur lesquels il a, dans sa névrose, déliré – ce que J. Tardieu appelle le dictionnaire déchiré ?

L’entreprise de A., est de mettre la structure à nu. Cette xénopathie foncière de la parole16 est émise dans la pièce de J. Tardieu par le surgissement de la voix off d’un enfant17 qui énonce de façon comique tout un tas de mots sans aucun lien ni sens entre eux. Cette jaculation de mots débridés illustre le dictionnaire déchiré et montre comment la parole est avant tout jouissance, au lieu du code de l’Autre sensé l’entériner comme lieu du signifiant : juxtaposés, les mots surgissent dans un non-sens absolu. Cette jaculation de mots de J. Tardieu est aussi bien lalangue de Lacan venant impacter le corps du sujet, où le sujet se situe dans l’entendu bien avant d’en avoir le sens. C’est ce qu’illustre de façon magistrale cette voix off. La séance est ici appréhendée comme le lieu où le sujet peut se décoller de son identification et où s’introduit alors, à l’instar de La Comédie du langage, le manque de sens dans le non-sens, soit le comique auquel le sujet, le temps d’un éclair, se trouve soumis.

Le sujet est sensible parfois au côté comique de ses lapsus qui, d’être repris par l’analyste, le surprennent et le plongent parfois dans une grande perplexité. Ainsi tel sujet veut corriger très vite son lapsus en disant que c’est une erreur, qu’il voulait dire autre chose. La séance analytique confirme alors qu’elle est bien le lieu de cette Autre scène où peut s’authentifier un usage déviant parfois comique du langage.

  1. Lacan J., « Télévision », Autres Écrits, Seuil, 2001, p. 528. ↩︎
  2. Tardieu J., « Une soirée en Provence », La Comédie du langage, Paris Gallimard, Coll. Folio, 1987, p. 151-200. ↩︎
  3. Ibid., p. 180. ↩︎
  4. Ibid., p. 158. ↩︎
  5. Ibid., p. 159. ↩︎
  6. Ibid. ↩︎
  7. Ibid., p. 183. ↩︎
  8. Ibid., p. 160. ↩︎
  9. Lacan J., « Télévision », op. cit., p. 530. ↩︎
  10. Tardieu J., « Une soirée en Provence », op.cit., p. 183. ↩︎
  11. Ibid. ↩︎
  12. Ibid., p. 182. ↩︎
  13. Ibid., p. 171. ↩︎
  14. Ibid., p. 198. ↩︎
  15. Ibid., p. 199. ↩︎
  16. Ibid., p. 154. ↩︎
  17. Ibid., p. 173. ↩︎
Article précédent

DERNIÈRES PUBLICATIONS