– Du comique dans la clinique… vous plaisantez : la clinique c’est l’impossible à supporter1 !
– Vous avez raison ; cependant, n’avez-vous jamais ri au décours d’une séance ?
– Certes… Mais j’ai d’abord tellement pleuré et, si j’ai ri, c’était bien malgré moi.
– Vous y êtes, le rire ne prévient pas, il surprend, il ébranle, bouscule, il vous dépasse, il peut même vous retourner. Car il vous interprète. C’est un mot qui surgit de l’inconscient, un malentendu qui se transforme en évidence, une équivoque qui ouvre sur l’insoupçonné. Un coup d’éclat !
– L’éclat de rire… Comme le coup de foudre, il est si rare et tellement inattendu. J’admets que, passée la surprise, rire m’a quelquefois soulagée. Mais j’ai surtout ri à mes dépens… Un rire alors mêlé de déplaisir.
– Je vois pourtant que vous souriez…
– C’est que je me croyais Roi Dagobert et me voilà Sganarelle… mon nom vient de l’italien sgannare, dessiller, ouvrir grand les yeux. C’est dire que l’analyse m’a fait voir ce que j’ignorais ou plutôt ce que je voulais ignorer. Dans un lapsus, un rêve, une association, un néologisme incongru qui me ramenait contre mon gré à un passé que je croyais effacé. Souffrance exquise, j’ose désormais le dire. Il en faut du temps pour réaliser cela. Il faut faire tours et détours pour qu’apparaisse une drôlerie dans le pire. Croyez-moi, l’allègement est alors furtif.
– Oui, le comique se glisse dans les interstices du dire parfois le plus grave. Il peut aussi surgir à l’occasion d’une phrase qui n’a l’air de rien ou même d’un simple mot sur lequel vous avez trébuché.
– Ce que vous dites-là me rappelle ce sourire en coin de mon analyste au moment où je sortais de son cabinet sans rien avoir compris de l’interprétation qui avait scandé la séance : que voulait-il me dire ? Qu’avais-je dévoilé à mon insu ? Je dévalais l’escalier, me retrouvais dans la rue complètement déboussolée, je m’égarais, ne savais plus où j’étais… jusqu’à ce que j’éclate de rire ! C’était ça. Ce n’était que ça, mais vraiment ça ! Quelle dérision ! Ce fut un tournant dans ma cure. Inoubliable.
– Le comique peut ouvrir une fenêtre sur le réel.
– N’exagérez pas, car il peut aussi être une défense, j’en sais quelque chose… Maintenant que je suis démasquée je peux vous avouer qu’il m’est arrivé plus d’une fois de rire pour ne pas dire. Chat perché ! Mon analyse ressemble à ce jeu bizarre où je voudrais, et en même temps ne voudrais pas, être attrapée. J’en ai déjà tellement dit et même plus que ce que je savais ! Dépassée par les mots qui sortent de ma bouche. J’ai raconté le plus douloureux, le plus ridicule, le plus honteux. Qu’il y ait du comique dans tout cela, je vous l’accorde, mais je ris encore souvent jaune… Au point où j’en suis, autant reconnaître que mon rire se décline de bien des manières : agacé, aigre, ironique, et même féroce… Assurément, ce rire-là n’est pas comique, je le préfère malicieux !
– Vous faites valoir les nuances du rire qui ne se confond pas toujours avec le comique. De même l’humour s’en différencie.
– Je peux aussi passer des larmes au rire puis du rire aux larmes. Cette analyse est un ciel d’orage, elle prend d’ailleurs toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ! Vous m’avez piégée, je ne voulais pas rire…
– Dénégation !
– Je connais ça par cœur ! À ce jeu-là je perds toujours, je m’y perds, je perds mes repères, mon repaire, mon père… J’ai tellement dit que je ne voulais pas lui ressembler, que je ne voulais pas répéter cette situation folle, que je ne voulais ni ceci, ni cela, pour finir par apercevoir que je le désirais. Rattrapée ! Sachez que je mets toujours les pieds dans le plat, je parle sans savoir ce que je dis et c’est l’énorme bévue. Patatras !
– Parler sans savoir ce que vous dites mais savoir vous entendre, vous étiez fait pour entreprendre une analyse…
– J’en ai retrouvé des mal-dits, des malentendus, des bêtises d’enfant, et même de tout petit enfant. Souvenirs douloureux que l’analyse a transformés en bons mots. Je dois reconnaître que le comique ne m’est apparu qu’après coup et grâce à l’analyse.
– Savez-vous que dans Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient Freud évoque ce plaisir de l’enfant qui apprend à parler ? « Il accouple les mots sans souci de leur sens, pour jouir du plaisir de la rime2. » Lacan a appelé ça lalangue. Cette jouissance de lalangue ne disparaît jamais complètement malgré l’obligation que nous avons de parler correctement pour nous faire comprendre. « L’homme ne veut pas […] renoncer à un plaisir qu’il a jadis connu3 », dit Freud. La plaisanterie, l’humour, les jeux de mots nous servent au même plaisir. Mais c’est désormais le sens dans le non-sens qui fait du non-sens un mot d’esprit4.
Lacan relève que le mot d’esprit est biface, avec d’un côté la liberté propre au signifiant et « sa possibilité d’ambiguïté fondamentale5 » et la face d’inconscient, avec toutes les caractéristiques relevées par Freud, condensation, déplacement ; « […] le mot d’esprit frappe d’abord par le non-sens […] puis nous récompense par l’apparition dans ce non-sens d’un sens secret toujours si difficile à définir6 ».
– Je vois où vous voulez en venir. Il nous arrive de retrouver ce plaisir-là dans l’analyse, spécialement à la faveur d’une interprétation, surtout si elle est équivoque. Nous sommes d’abord sidérés, suspendus dans l’espace du non-sens, voire perdus, puis un nouveau sens insoupçonné advient. C’est souvent en un éclair mais il arrive que la suspension dure comme dans l’exemple que je vous donnais tout à l’heure. D’ailleurs, en y repensant, il me semble que c’est le petit sourire de l’analyste qui a véritablement fait interprétation. La rencontre avec ce regard moqueur, énigmatique, auquel je suis restée suspendue un moment, comme absente de moi-même avant de pouvoir me retrouver. Ça m’a renversée ! C’est la vie qui est comique… Quelle ironie !
– Vous êtes partie de l’impossible à supporter et vous voilà commençant à supporter l’impossible. Vous êtes prête pour les J55. Cela m’intrigue encore. Comment les analystes vont-ils transmettre le comique dans la clinique ?
– La plus grande délicatesse sera de mise dans les cas cliniques présentés par nos collègues, nous veillerons à ce que le gay sçavoir y soit à l’honneur.
– J’espère aussi entendre les Analystes de l’école : ce sont eux qui savent nous raconter leurs malheurs transformés en histoire drôle ! Vous-même, il y a quelques années, nous aviez fait bien rire avec une histoire de salopette rouge et sa braguette magique.
– Oui, un souvenir de petite fille dépitée qui s’était transformé en comique de situation. J’avais aussi raconté une histoire d’hirondelle qui n’était qu’une rondelle et les rires de l’assemblée familiale avaient éclaté… Là encore, c’est bien plus tard que la dimension comique de cette scène m’est apparue. J’y retrouvais surtout la jouissance de lalangue qui ne m’avait jamais abandonnée ! C’est d’abord notre propre analyse qui nous apprend que « les pulsions, c’est l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire7 ». Certains témoignages de passe nous montrent aussi comment la fin de l’analyse peut résonner avec des paroles prononcées lors des toutes premières séances. Des signifiants-maîtres s’y déposent à l’insu du candidat à l’analyse. S’il consent à s’entendre parler l’alchimie peut commencer à opérer. À l’analyste de ne pas rater ce moment lors des entretiens préliminaires.
– En attendant, laissez-moi poursuivre mon analyse… J’y ai appris que la honte ne tue pas… mais que l’on pouvait mourir de rire !
– Je propose que lors des prochaines Journées de l’École nous transformions le Wo Es war freudien ainsi : là où était le tragique, le comique adviendra !
- Cf. Lacan J., « Ouverture de la Section clinique », texte établi par J.-A. Miller, Ornicar ?, n°9, avril 1977, p. 11. ↩︎
- Freud S. Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Paris, Gallimard, 1985, p. 206. ↩︎
- Ibid. ↩︎
- Ibid., p. 90. ↩︎
- Lacan J. Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 84. ↩︎
- Ibid., p. 85. ↩︎
- Lacan J. Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p. 17. ↩︎