AccueilÉCLATÇa r.i.s

Ça r.i.s

image_pdfTéléchargerimage_printImprimer

Sur YouTube, on trouve une vidéo démentant l’assertion selon laquelle l’homme serait le seul animal qui rit1. Nous y voyons la réaction d’un singe au tour de passe-passe suivant : on met un litchi dans un gobelet, on le secoue et le fruit disparaît. On agite le récipient de nouveau : le litchi réapparaît. Surpris, le singe dénude ses dents dans un rictus hilare. Cette scène semble mettre en valeur l’idée de Kant selon laquelle le rire résulte d’une attente soudainement réduite à néant2.

Si le rire n’est pas un privilège d’homo sapiens, alors l’anéantissement que Freud a baptisé « pulsion de mort » est certainement le propre du parlêtre. Dans sa forme la plus radicale, il fait disparaître le sujet, tel le litchi dans la manche d’un illusionniste, en déclenchant, par exemple, le rire sardonique3 qui tourmente Schreber lorsqu’on l’hospitalise à l’asile du Sonnenstein4. Une telle réaction pathologique se voit habituellement refuser d’être qualifiée de rire : ce ne serait qu’une convulsion5 maladive. Or, Freud enracine le « ça rit » du parlêtre dans le réel auquel il donne le nom médical d’« euphorie6 » : celui-ci a pour but de démontrer la parenté du rire avec les états de manie et d’intoxication.

Le rendez-vous avec la mort est au cœur de l’humour. Or, contrairement à l’excès sardonique, le sujet reste ici intact et solide – d’où la faible intensité du plaisir pris à l’humour par rapport à celui que nous offre le comique. Freud illustre cela par l’anecdote d’un délinquant mené à l’échafaud un lundi. « Eh bien, la semaine commence bien », déclare celui-ci, l’air insouciant7. L’humour est alors une position éthique par rapport à l’angoisse : à l’affect qui ne trompe pas. Le travail effectué par le criminel nous libère du besoin de ressentir la terreur et la pitié propres au tragique.

Si l’humour opère avec le réel de l’angoisse, alors le comique met la chute soudaine de l’image narcissique en scène. Celle-ci (selon la remarque de Lacan8) devient semblable à un canard décapité qui continue, mine de rien, de se déplacer dans la basse-cour. Ainsi réduite à néant, l’économie de l’inhibition9 se décharge sous la forme du rire. Le comique nous renvoie à la Hilflosigkeit10 infantile (imaginez la figure chétive de Charlot), c’est-à-dire à l’envers du triomphe éprouvé par le petit sujet face à son autre spéculaire.

La mort du sujet, l’angoisse, la chute narcissique… Ajoutons à cette liste macabre, la notion de la demande qui nous introduit dans le domaine du symbolique (qui rend la palette de nos rires si différente de celle de nos cousins poilus). Comme dans le tour de passe-passe évoqué ci-dessus, l’entrée du parlêtre dans le langage se déroule en deux temps : il commence par disparaître, éclipsé par le signifiant, pour réapparaître ensuite en se séparant de l’Autre. D’où le caractère ambigu du signifiant qui véhicule la demande : d’une part, il est le meurtre de la chose11 ; en même temps, il est capable – à condition d’être spirituel – d’apporter le bonheur12. C’est ce terme-là qui remplace l’euphorie freudienne (osons dire : métaphoriquement) chez Lacan. Le bonheur momentané du Witz – défini par Lacan comme la suppléance13 au manque à être – ne ressemble pas à l’extase sardonique, forcée et incessante, de Schreber.

Le ris de l’analyste entérine le désir du sujet, qui se loge dans le creux du non-sens préparé par le travail du Witz, en lui permettant de se séparer de la répétition de la demande. Pour aider l’analysant à traverser la mortification imposée par le signifiant, l’analyste occupe la place du mystérieux litchi dont la chair juteuse enveloppe le noyau venimeux du réel.

  1. Aristote, Les parties des animaux, Paris, Les Belles Lettres, 1956, p. 97. ↩︎
  2. Kant E., Critique de la faculté de juger, Paris, GF Flammarion, 1995, p. 320. ↩︎
  3. Lacan J., « L’étourdit », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 466. ↩︎
  4. Schreber D.P., Mémoires d’un névropathe, Paris, Seuil, 1975, p. 423. ↩︎
  5. Voltaire, Dictionnaire philosophique, t. 20, Paris, Garnier, 1878, p. 375. ↩︎
  6. Freud S., Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris, Gallimard, 1988, p. 411. ↩︎
  7. Ibid., p. 400. ↩︎
  8. Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 131. ↩︎
  9. Freud S., Le Mot d’esprit, op. cit., p. 326. ↩︎
  10. Ibid., p. 396. ↩︎
  11. Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 319. ↩︎
  12. Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, op. cit., p. 150. ↩︎
  13. Ibid. ↩︎

DERNIÈRES PUBLICATIONS