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Drôle de comique

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Quels sont les mécanismes qui permettent d’affirmer : « C’est comique » ?
Il y a dans le comique la suspension d’un jugement. Une scène surgit, elle est jugée comique et peut faire rire. Un écart apparaît qui n’était pas là l’instant d’avant. Ce décalage est le résultat d’un jugement sur la scène proposée au regard et à l’entendement, selon l’acteur ou le spectateur. Ce moment peut se figer. La situation devient un insigne particulier qui peut être unique ou récurrent. L’effet comique est une loupe grossissante et l’art du clown comme celui du burlesque en exploite le trait, le surligne, le réitère, pour le fixer le temps du rire. 
Si comme pour le Witz, il faut une scène à trois personnages, deux peuvent suffire. En revanche, contrairement au Witz, il n’est pas certain que le comique touche au sublime. C’est plutôt une déchirure sur le Réel. Le jugement porte sur ce point de réel visible et entendu. 
« Le comique n’est pas la comédie1. » La scène se trame quant à la façon de traiter un autre humain. Et cela emporte l’assentiment du spectateur, c’est drôle. 
Drôle de mot. Il reste ambigu depuis des siècles. Drôle de bonhomme, drôle inquiétant ou mauvais drôle, il n’était pas rare de désigner ainsi les enfants aux comportements dérangeants.
L’affirmation de ce jugement s’obtient d’un écart rendu visible entre un désordre dans les significations phalliques et la touche de réel que cela fait apparaître. Celui qui fait l’objet des mauvais traitements devient celui qui dénonce le maître. C’est ainsi dans tout l’art du spectacle comique. Lyon a une tradition avec le théâtre de Guignol qui remonte au début du XIXe siècle. Si les enfants s’en amusent, la scène de ce théâtre est très politique et grossit les modes de jouissance de chacun. 

Dans le Séminaire VIII sur le transfert, Lacan reprend le texte du Banquet et s’arrête sur les êtres sphériques d’Aristophane. Il évoque la solution de Zeus de couper en deux une sphère trop parfaite. Remarquons que Platon loge dans la sphère « l’enveloppe de tout ce qui peut être vivant. De ce fait c’est le vivant par excellence2 », ajoute Lacan. Mais couper en deux la sphère ne produit pas sur l’homme l’effet escompté. S’ensuit un désordre tel qu’il risque de conduire à la disparition de l’espèce. Lacan remarque que de « ce mécanisme à double détente, qui consiste à faire bouffonner le personnage qui est pour lui le seul digne de parler de l’amour, il résulte que, dans le discours d’Aristophane, Platon a l’air de s’amuser à faire un exercice comique sur sa propre conception du monde, et de l’âme du monde3. » Cette loupe est toujours présente dans le comique. Lorsque Lacan reprend ce passage, il associe la version d’Aristophane à celle de Hans : « on va leur dévisser le génitoire qu’ils ont à la mauvaise place, parce que c’est à la place où c’était quand ils étaient ronds, à l’extérieur, et on va le leur revisser sur le ventre4 ». Le comique fait apparaître le rapport du phallus à la castration. En quoi cela suffit-il à conclure au comique ? Le phallus dénudé de ses semblants laisse l’objet de jouissance sans ressort symbolique. 

Dans le Séminaire Problèmes cruciaux pour la psychanalyse qui vient de paraître, Lacan reprend son commentaire d’Aristophane et l’articule de façon plus serrée à l’Unheimlichkeit : « l’analyse nous a appris un certain chemin d’accès à l’entre-deux, une certaine façon que le sujet peut avoir de se dépayser, en quelque sorte, par rapport à sa situation à l’intérieur des deux sphères, la sphère interne et la sphère externe, en arrivant à se mettre dans l’entre-deux, lieu étrange, lieu du rêve et de l’Unheimlichkeit5  ». 
L’enfant le sait et s’emploie à faire de la peur une excitation exquise. C’est possible grâce à la répétition du « même » qui supporte l’angoisse.

Il y a toujours une part de trivialité dans le comique. Cela mord sur le corps. De cette morsure la scène prend sa force comique. 
Dans les spectacles circassiens, on retrouve toujours un trio nécessaire à l’effet comique, composé de l’Auguste, du clown blanc et du public. Chaque rôle fixe la jouissance en jeu. D’abord l’ignorance, souvent incarnée par un drôle de personnage plus ou moins mal fichu et animé d’intentions plus ou moins malveillantes, cédant toujours à un plaisir affiché mais irréaliste. L’Auguste trouble l’ordre, incarné par le clown blanc, d’une morale bête de se présenter inviolable et qui s’emballe. L’illusion de l’amour est, elle, portée par les deux clowns. Tous ces éléments en désordre trouvent un nouvel ordonnancement réalisant cette prouesse de produire une situation comique. Cet effet est obtenu par le dévoilement de la touche de réel qui se cachait sous l’ordre phallique. 

La livre de chair perdue participe au déshabillage du phallus et vise le vivant. Il semble bien que ce soit ce qui fait la reconnaissance du spectateur, cet attachement à quelque chose de trivial, inhérent au vivant, toujours repérable dans un effet comique. Chaque personnage court après sa propre castration comme dans la version d’Aristophane.
L’humour utilise le ressort d’une connivence que le comique ignore. Le comique touche à l’inquiétant et au sérieux. Il parvient à produire le rire sur l’angoisse. Si le terme de drôle garde la trace de cette inquiétante étrangeté, le comique et tous ses objets hétéroclites, attirails du clown, objets réels ou irréels, toujours dépareillés, ne suffisent pas à cacher la faille incomparable du vivant, la castration.
Pourrait-on dire que le comique démonte les mécanismes de la fascination et autorise à se juger, à se voir sans trop en souffrir ? Pourtant, ce qui est révélé dans l’effet comique montre combien cette part vivante est mal foutue. Le comique a cette qualité de dé-fasciner, de se déplacer dans son empêtrement à se croire à une place précise. Ici le spectateur est à toutes les places à la fois, et l’amusement advient à partir d’un point où le parlêtre se voit traité par son Autre. 

En séance, il arrive que l’analysant aperçoive les places qui ont fixé sa jouissance et donnent lieu à des scènes vides ou incongrues, dans lesquelles de drôles d’objets font leur apparition comme dans les rêves. Certains moments cruciaux d’une cure ne produisent pas seulement une déconsistance phallique. Le comique touche au sérieux dans la mesure où il indique sur la scène de la séance les places occupées par l’analysant. 

  1. Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 261. ↩︎
  2. Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le Transfert, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 116. ↩︎
  3. Ibid., p. 116-117. ↩︎
  4. Ibid., p. 118. ↩︎
  5. Lacan J., Le Séminaire, livre XII, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2025, p. 86. ↩︎

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