C’est drôle, je n’avais jamais pensé à ceci ou cela. C’est drôle, voilà que je pense à quelque chose qui n’a rien à voir avec ce que je viens de dire. C’est drôle… Cette petite formule ponctue volontiers un discours tenu sur le mode de l’association libre. Elle dit que c’est curieux, inattendu, incongru. Elle signale rarement quelque chose de drôle au point de faire rire. Ou alors, ça pourrait faire rire si ce n’était pas lié à quelque chose de tragique, d’angoissant, de pénible, que l’on vient traiter en analyse.
C’est drôle mais faut-il en rire ?
Le drôle, « domaine limitrophe du comique1 », nous dit Lacan. Oui, il s’en faudrait de peu que nos drôles de malheurs subjectifs soient comiques. Certains ou certaines font ce choix de nous faire rire de leurs symptômes, de leurs vicissitudes, de leurs embarras. Par exemple, Blanche Gardin sur un mode grinçant, Florence Foresti dans l’autodérision, Pierre Desproges avec sa lucidité mélancolique. Freud explique très bien le mécanisme de cet autotraitement. Une « élucidation dynamique de l’attitude humoristique […] consiste en ce que la personne de l’humoriste a retiré l’accent psychique de son moi et l’a déplacé sur son surmoi. Or, à ce surmoi ainsi grossi, le moi peut apparaître minuscule, tous ses intérêts futiles2 ». Sous cet angle, il apparaît que le comique, c’est le moi, moqué par le surmoi. Ça ne fera pas forcément rire les promoteurs des thérapies et autres exercices mentaux permettant de redevenir soi-même, d’être en accord avec son moi.
La dérision de son propre moi dont Freud éclaire le mécanisme non seulement fait la part belle au surmoi, mais est aussi une façon de ne pas dire, de ne pas dire à quelqu’un à qui serait supposé un savoir, à quelqu’un de qui pourrait revenir une interprétation.
De la dérision au réel traitement
Et il n’est donc pas sûr que l’exposition comique de son moi puisse être considérée comme un heureux traitement. Mais cela va au moins dans un sens analogue à ce à quoi peut prétendre le traitement psychanalytique, à savoir permettre que « là où était le tragique, le comique [advienne] !3 », pour reprendre l’heureuse formule de Sonia Chiriaco. Cependant, dans cette perspective de la cure analytique, le comique n’est pas un moyen, il est le signe d’un réel traitement de cette souffrance.
La souffrance est liée au plus intime de chacun, mais elle se décline aussi selon des modalités particulières à chaque structure clinique. N’en serait-il pas de même du comique ? N’y aurait-il pas un rapport au comique propre à chaque structure clinique ? Essayons d’ébaucher une réponse à partir des cas freudiens de névrose.
L’hystérie et ses drôles de drames
L’hystérique soutient son désir comme insatisfait. Nous avons chez Freud la version tragique et la version comique. Côté tragique, c’est Dora qui se prend dans un jeu de semblants dont elle souffre parce que son désir s’y trouve en impasse. Elle ne peut pas rire de la situation où elle s’est mise, car il lui faudrait aussi rire de son père. Elle n’en est pas non plus à pouvoir dire : c’est drôle, j’ai giflé Monsieur K. Côté comique, nous trouvons la Belle Bouchère, facétieuse, qui s’amuse de ses insatisfactions et taquine Freud avec son rêve énigmatique. C’est drôle, dit-elle, j’ai fait un rêve qui contredit votre théorie de l’accomplissement d’un désir. Que nenni, s’amuse Freud en retour, il révèle que c’est le désir d’un désir qui s’y manifeste.
Le tragique aussi bien que le comique du sujet hystérique tient à ce qu’il se pose comme sujet à partir d’un semblant – le saumon et le caviar pour la Belle Bouchère – et se soutient à partir du manque de l’Autre. Lacan a formalisé cela en écrivant le discours de l’hystérique où le sujet occupe la place du semblant et propose à l’autre sa question avec un signifiant énigmatique S1. Cela peut se faire dans la souffrance ou l’amusement. La cure analytique permet non de guérir l’hystérie, qui est de structure, mais de passer d’un mode de la vivre à un autre.
L’obsessionnel fait comme un rat
Le névrosé obsessionnel n’a pas la réputation d’être très drôle. Son traitement du désir dans le registre restreint de la satisfaction du besoin le rend plutôt ennuyeux, pour ne pas dire chiant. À moins qu’il ne préfère l’arrogance et sache la rendre drôle. Mais lorsque ça va mal, ce sont les plaintes et les doutes qui se font entendre plutôt que des énoncés comiques. Et si les obsessions et les manies peuvent amuser les moqueurs, elles exaspèrent bien souvent son entourage.
Chez l’Homme aux rats, ça ne rigole pas. Le capitaine cruel épouvante le pauvre Ernst. Ernst est le vrai nom de l’Homme aux rats, ce qui – ironie du sort – signifie en allemand « sérieux ». Ses obsessions sur la nature nocive de ses pensées n’ont rien de drôle. Pourtant, dans le journal d’une analyse de l’Homme aux rats, Freud note : « Il a trois personnalités : une, pleine d’humour, normale ; une, ascétique, religieuse ; et une perverse vicieuse4 ». Surprise de voir ici Freud, peu enclin à définir la normalité, faire équivaloir la normalité et le sens de l’humour. Ceci nous permet d’inférer que si Freud a pu considérer que l’analyse avait guéri l’Homme aux rats, c’est sans doute parce que la personnalité pleine d’humour avait pu reprendre le dessus et – qui sait – de permettre à Ernst de rire de ce qui l’angoissait, c’est-à-dire de ses fantasmes.
Que la vie soit prise au tragique ou sur un mode plus comique ne dépend pas ici du rapport au semblant et au manque, mais du rapport à l’objet dans lequel le névrosé obsessionnel s’enferme. Il s’y enferme parfois littéralement, comme je l’ai entendu récemment d’un patient contemplateur des belles voitures qui aime se rendre dans une concession automobile pour passer du temps dans l’intérieur feutré de berlines aux formes oblongues.
Sous la main du phobique
Dans la clinique de la phobie, dont le petit Hans nous donne le paradigme, ce qui fait peur est dans une étonnante proximité avec le comique. On sait les angoisses du petit garçon pour son « fait-pipi » et la coïncidence relevée par Lacan entre le début de la masturbation et l’émergence de la phobie. Mais il y a aussi ce moment où il dit à son père : « Je ris du fait-pipi d’Anna ». Lorsque celui-ci lui demande pourquoi, il répond : « Parce que son fait-pipi est si beau ». Freud commente en disant : « La réponse n’est naturellement pas sincère. Le fait-pipi lui semblait en réalité comique5. »
Les choses du sexe ne font pas peur au petit Hans. Il est bien connu que le sujet phobique ne rencontre pas de difficultés dans la vie sexuelle. La phobie montre parfaitement que l’angoisse de castration n’a rien à voir avec la réalité du sexe, et encore moins avec une quelconque menace, mais avec la perte de jouissance que comporte l’inscription de la sexualité dans les défilés du signifiant. Là où Hans ne rit plus, c’est lorsqu’il réalise qu’il ne fait plus couple avec sa mère et que son organe ne peut remédier à cela. Il ne pourra surmonter sa phobie qu’en élaborant cette solution singulière d’aimer des femmes comme des petites sœurs et de diriger le petit monde d’un orchestre dont il sera le chef. Il pourra alors rire des chevaux comme il riait du fait-pipi d’Anna, car il ne prendra plus au tragique la castration.
La castration, voie royale du comique
Comme le note Jacques-Alain Miller dans son cours sur le partenaire-symptôme : « Le rire, c’est le phénomène qui habite celui qui ne prend pas au tragique la castration, qui ne prend pas au tragique le manque6 ». Ceci peut bien sûr s’appliquer à toutes les névroses et donne même à entendre que ce n’est que grâce à la castration, c’est-à-dire à l’assentiment au symbolique, que le comique peut advenir.
- Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La Relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 295. ↩︎
- Freud S., « L’humour », L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 326. ↩︎
- Chiriaco S., « À bon entendeur… », Blog des J55, disponible sur internet. ↩︎
- Freud S., L’Homme aux rats, journal d’une analyse, Paris, PUF, 1974, p. 141. ↩︎
- Freud S., « Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans (Le petit Hans) », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1981, p. 105. ↩︎
- Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le partenaire-symptôme », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 17 juin 1998, inédit. ↩︎