Concernant la logique et la fonction de l’ironie, nous avons un texte de référence de Jacques-Alain Miller duquel nous prélevons deux indications : « Elle [l’ironie] dit que l’Autre n’existe pas, que le lien social est en son fond une escroquerie […]1 ».
Quel enseignement s’en déduit-il ?
Tout d’abord, pour le sujet ironique tout est potentiellement faux, factice, tromperie et escroquerie, au regard du réel. Ensuite, l’Autre et le Nom-du-Père, le sujet supposé savoir et le phallus, comme semblants, il n’y croit pas – position de « non-dupe ». En conséquence, le Witz, qui suppose les deux premières instances (l’Autre et le NdP)2, l’humour, qui suppose la première et la troisième (l’Autre et le SsS)3, et enfin le comique, ayant comme essence le phallus (surtout dans l’amour)4, lui seraient inaccessibles.
Cependant, considérons que dans la psychose, quelques déclinaisons et faces du comique peuvent être dégagées5, aussi nous revient-il de nous intéresser aux divers maniements du signifiant que le sujet dit ironique peut opérer, avec ces deux questions : sous quelles formes et à quelle fin ?
Rupture de chaîne
Demandons-nous d’abord quel statut donner à ce que nous appellerons pour l’occasion « signifiant ironique ». Il se différencie très certainement du « signifiant énigmatique », pouvons-nous dès lors le rapprocher du « signifiant injurieux » ? Oui, si nous considérons que dans les deux cas, où il s’agit respectivement d’incroyance et de rejet, prévaut le phénomène de « chaîne brisée6 », autrement dit de rupture de chaîne (S1 // S2). Avec cette précision que pour le schizophrène – depuis lequel nous approchons ici l’ironie – tout le « symbolique est réel7 » et qu’à travers l’injure, c’est le réel qui est visé ; « signifiant dans le réel8 » dirons-nous lorsque l’injure est hallucinée. Dans les deux cas, nous nous situons dans une clinique où prévaut le S1.
Hors discours
Depuis cette référence à la chaîne signifiante, continuons d’explorer cette mise en parallèle. Rappelons tout d’abord que Lacan a situé la psychose comme relevant du « hors-discours9 » – et en premier lieu pour le schizophrène10 –, autrement dit, du « hors-lien social ». Ainsi peut-il dire en 1966 que l’ironie, comme « arme » (le terme est de Lacan) du schizophrène, porte « à la racine de toute relation sociale11 », autrement dit à ce qui la fonderait (cf. la citation de J.-A. Miller sus-citée). Concernant l’insulte, Lacan peut nous dire qu’elle constitue « le premier mot comme le dernier12 » du dialogue. Ainsi, dans les deux cas, le lien à l’Autre serait impossible.
Pas sans l’Autre…
Ce constat mérite cependant d’être relativisé. En effet, si l’ironie va « contre l’Autre13 », elle suppose, a minima, un Autre. N’oublions pas que Lacan avance que « l’ironie est avant tout une façon de questionner, un mode de question14 ». Par ailleurs, l’injure est à situer à la « base des rapports humains15 », ainsi elle n’exclurait pas totalement la possibilité d’un lien. N’oublions pas non plus que Lacan a pu mettre en série injure et mot d’amour16. Nous devons donc prendre en compte, à chaque fois, le mode d’énonciation du sujet et son usage singulier du signifiant, avant de statuer sur la logique en jeu (coupure radicale versus tentative d’accroche).
Se passer de l’injure
Ouvrons alors la rubrique des usages possibles du signifiant dans l’ironie, ce qui fera apparaître une différence entre ces deux catégories de signifiant que nous avons juxtaposées.
Certains patients usent des séances pour dénoncer, par exemple, l’absurdité de leurs collègues de travail – leur bêtise, leur ignorance, leur nullité – et l’hypocrisie de leurs supérieurs. De pointer ainsi l’inconsistance des autres et de l’Autre qui ne possèdent pas le savoir, de se présenter par ailleurs comme non-dupes, comme ceux à qui on ne la fait pas, les exonèrent de devoir déployer de l’agressivité. Ainsi, le risque d’instituer la figure d’un Autre méchant se réduit considérablement. C’est aussi à cela que sert la moquerie : neutraliser les significations mauvaises des signifiants qui sont adressés (qui visent), et désactiver, par la même occasion, la possible moquerie de l’Autre. C’est ici que nous distinguons bien ironie et injure, la première protégeant de la seconde, dans le sens de pouvoir s’en passer.
Vers un minimum de lien social
Ainsi, au sein même des séances, un espace d’une énonciation nouvelle, de dénonciation tout aussi bien, s’ouvre. Dans ce cadre privilégié – lieu de l’Autre vidé de jouissance – le sujet peut alors « affuter » ses armes, armes langagières s’entend, ce qui, de fait, atténue le risque de passage à l’acte. Une méthode, une manœuvre, peut alors s’inventer et s’expérimenter. Relevons ensuite – s’en est une conséquence – que la base du lien qu’instaure le cadre analytique pourra ensuite s’étendre, le sujet ayant pu déployer les conditions préliminaires à tout lien social possible, fût-ce a minima. Avec l’ironie comme défense, comme position et comme instrument. Pourquoi ne pas envisager dès lors un certain usage de cette ironie non dépourvu d’esprit, voire d’humour, où la punchline du signifiant sardonique, préalablement testée et accueillie par un analyste parfois amusé – secrétaire actif et complice pour l’occasion –, permettrait de trouver sa place dans ce grand théâtre et cette vaste comédie qu’est la vie.
- Miller J.-A., « Clinique ironique », La Cause freudienne, n°23, février 1993, p. 7. ↩︎
- Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, & Miller J.-A., … du nouveau ! Introduction au Séminaire V de Lacan, Collection Rue Huysmans, ECF, 2000, p. 35-41. ↩︎
- Cf. Miller J.-A., « Clinique ironique », op. cit., p. 7-8. ↩︎
- Cf. Sokolowsky L., Argument pour les 55e Journées de l’École de la Cause freudienne « Le comique dans la clinique », disponible en ligne. ↩︎
- Laura Sokolowsky en propose au moins trois : le comique grinçant, sardonique et clownesque. ↩︎
- Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 535. ↩︎
- Lacan J., « Réponse au commentaire… », Écrits, op. cit., p. 392. ↩︎
- Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 147-161. ↩︎
- Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 490. ↩︎
- Celui qui se « spécifie d’être pris sans le secours d’aucun discours établi » (Cf. Lacan J., « L’étourdit », op. cit., p. 474). ↩︎
- Lacan J., « Réponses à des étudiants en philosophie », Autres écrits, op. cit., p. 209. ↩︎
- Lacan J., « L’étourdit », op. cit., p. 487. ↩︎
- Miller J.-A., « Clinique ironique », op. cit., p. 7. ↩︎
- Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La Relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p. 30. ↩︎
- Lacan J., Intervention du 4 février 1973 à Milan, Lacan in Italia. Lacan en Italie, La Salamandra. 1978, p. 78-97. ↩︎
- Cf. Lacan J., « D’une question préliminaire… », op. cit. ↩︎