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L’acte comique du Balcon

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Dans Les Formations de l’inconscient, Lacan résume la question de la comédie sous un programme : montrer la différence entre l’aliénation du désir et la façon dont le sujet peut « s’emparer des conditions mêmes qui lui sont imposées dans son monde comme si ces conditions étaient faites pour lui, et qu’il s’en satisfasse1 ». Il s’agira donc de montrer la position du sujet par rapport au signifiant qui condense sa relation à l’Autre, le signifiant phallique, et la jouissance qui découle du décalage entre l’être et sa représentation. Ainsi, la comédie est essentiellement un jeu de déguisements, d’apparence et de dissimulation, elle explore le signifiant étourdi, acéphale. Et la pièce que Lacan prend pour paradigme, c’est Le Balcon de Jean Genet.

L’action se déroule dans le bordel où Madame Irma, la propriétaire, distribue les rôles et coordonne les scénarios que demandent ses clients. Genet examine les rôles du pouvoir dans leur déguisement : l’évêque pardonne une pécheresse, le juge punit une voleuse, le général chevauche une jument… En dehors de la maison close, c’est la révolution. La reine annonce que tous les piliers du pouvoir, le juge, l’évêque et le général ont été tués dans la révolte révolutionnaire. Dans la tentative de restauration de l’ordre, les clients du bordel, à l’appel du préfet de police et à l’aide des costumes d’Irma, seront sollicités à occuper, cette fois-ci pour de vrai et non sans angoisse, les fonctions qu’ils jouaient auparavant dans le bordel, dans leurs scénarios fantasmatiques.

Quand la lutte révolutionnaire amène au dernier stade de la dégradation de l’ordre, celui-ci se réduit à la police, et la question se pose de pourquoi il n’y a pas un seul client du bordel qui prétendrait jouer son rôle. Ce qui amène à l’hypothèse que le préfet de police comme ultime représentant du pouvoir est exclu du bordel à cause d’une nécessité structurale : dans la maison d’illusions, il n’y a pas d’illusion du maître comme garant de l’ordre, précisément à cause du fait qu’il n’est lui-même qu’une pure illusion. Mais pour que l’ordre puisse tenir, cette illusion doit rester masquée. Le préfet de police offre le phallus que personne ne veut, car il démasque la nature illusoire du pouvoir : dans l’état pur du symbole, ce qui reste vrai, ce ne sont que des bijoux.

La comédie se termine quand quelqu’un décide enfin d’endosser le rôle de préfet de police, y compris sa mascarade – le préfet de police porte une perruque et croit qu’on l’ignore. Le plombier en question met donc en scène le semblant impeccable du préfet de police, y compris sa perruque. Le préfet de police qui observe la scène de la pièce d’à côté, s’écrie avec surprise : « Il savait que je porte perruque ? » Et l’évêque de répondre, ricanant : « Lui seul ne sait pas qu’on le sait2. » Le plombier démasque donc la vraie nature du pouvoir, son semblant : le sujet ne peut que se tromper lui-même, croyant que c’est l’Autre qui le croit. Mais quand le plombier se laisse séduire par sa propre illusion pour identifier son être à l’Autre, il touche la folie et, dans un moment d’extase, procède à sa propre castration. À quoi le préfet de police répond : « Bien joué. Il a cru me posséder3. » Et vérifie si cet acte n’a pas eu des conséquences sur lui, s’il n’est pas, lui aussi, castré. Et lorsqu’il s’assure qu’il a bien toujours son phallus, il s’interroge si cette scène n’a pas déformé son image, celle qui tient son garant dans l’Autre.

Le rôle du préfet de police montre qu’il n’y a pas de méta-position : le semblant du semblant, le vrai être authentique n’existe pas. Pour qu’il puisse fonctionner comme semblant par excellence, il doit se castrer : le clivage symbolique est la condition indispensable du fantasme. Il reste impossible de définitivement démasquer les identifications, constitutives du sujet. En revanche, la comédie met en scène l’acte affirmatif par lequel le sujet peut se livrer au libre jeu des semblants, portant en lui l’ineffaçable sceau du réel.

  1. Lacan J., Le Séminaire, Livre V, Les Formations de l’inconscient, texte édité par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 252. ↩︎
  2. Genet J., Le Balcon, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1979, p. 142. ↩︎
  3. Ibid., p.150. ↩︎
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